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Une bouffée d’espoir

Par Xavier Braeckman

Cette nouvelle de Xavier Braeckman a été inspirée par l'une des images du site. A la demande de l'auteur de la photographie, nous avons retiré celle-ci

Une bouffée d’espoir

Un martèlement sourd cognait au fond de ma cage thoracique, je n’entendais plus que mon cœur battre à coups profonds et réguliers. Un silence assourdissant inondait ma chambre. Plus aucun son extérieur ne filtrait. Le silence absolu régnait partout alentour. J’étais retournée par instinct, après m’être brusquement démagnétisée en plein milieu du parvis, perdue, sans plus aucun repère où m’accrocher et retrouver le lien me menant chez moi.
Les gens alentours fuyaient, horrifiés, lorsque ils me voyaient passer, plus que nue, lestée d’un Modem démagnétisé, noir, complètement mort et inutile. Je n’étais pourtant pas contagieuse mais cette défaillance, cette déviance était si absurde, si contre-nature qu’elle portait la honte sur les gens alentours qui avaient du subir un tel spectacle.
Des femmes se sont littéralement enflammées par le biais de leur Modem pour montrer leur indignation. Leurs flammes dansaient tout autour d’elle comme les serpents entourant la méduse.
Enfin arrivée à destination, tâtonnant dans ce nouvel environnement, exclue de tout lien avec l’Unique, mon espace vert hors vu ne ressemblait plus qu’à un immense amas de ferrailles, flashs électriques et vrombissements. Il semblait rugir, ensemble ridicule de mitraillements électroniques sans plus aucun sens dès lors que je ne possédais plus les filtres adéquats pour lire les messages qu’il me renvoyait. Une longue corolle de lumière incandescente éclairait le pourtour. Inutile j’entrais enfin.

J’avais simulé une attaque éclair des dissidents pour débrancher intégralement tout contact avec Biosphère. Je respirais dès lors par mes propres moyens. J’avais marché sans plus aucun lien avec l’Unique. Et pourtant. Aucun autre centre vital ne semblait perturbé par cette brusque césure.
Uniquement cette sensation d’oppressement au niveau du cœur et du foie. Etait-ce dû à cette fracture d’avec le centre ou tout simplement lié à l’angoisse d’avoir décroché sans autorisation ? Je ne savais pas.
J’avais fais pire que décrocher sans autorisation. J’avais clairement reçu un refus concernant ma demande de césure totale limité avec Biosphère (ce qui, contrairement à la situation actuelle, m’aurait permis de revenir dans Biosphère, en lien avec l’Unique). J’espérais que ma notoriété et mon stratagème simpliste me permettrait d’obtenir la clémence des Questeurs, si jamais j’avais la possibilité de retourner au cœur de l’Unité.

Je n’avais plus entendu un tel silence depuis combien de temps ? C’était à peu de chose près insondable. Oublié dans les abysses de ma mémoire.
Je faisais partie des Sans Ages, j’étais intouchable de par la profondeur de ma mémoire. Mon enfance se situait aux confins de l’histoire moderne.
J’étais né le 011100 ! Cela faisait de moi un mythe ! Un être à la symbolique éclatante et à la sagesse des éternels. Cette date de naissance m’avait tout donné : l’espace vert hors vu sur Biosphère 1, le don illimité d’organes, cellules et membres, un trône sur la cène à trois messes par lune…

Moi qui me cherchais tout simplement au-delà de l’Un ! A la source de mes sensations et de ces flashs de souvenirs qui me sonnent, parfois. Souvenirs dont je suis systématiquement rappelé à l’ordre par l’Unique.
Moi qui allais bientôt ôter mes gants et sentir avec mes mains, le contact naturel de la peau. Déjà le silence que je percevais, l’air que je respirais, mon cœur qui cognait me faisaient pleinement ressentir à nouveau ces sensations primaires oubliées.

Mes mains ! Ces doigts odieux dont je sens poindre déjà la douleur de l’arthrose. Vieux boudins blancs et bleus, rognés par le temps. Mes doigts. Ce matin encore ces mêmes mains caressaient un corps superbe. Je revois, les tournant, la beauté et la grâce de la jeunesse.
Et maintenant, que le mot éternel sonne lourd de sens ! L’éternité, protégé au creux de Biosphère.
Par L’Unique ! Il me semblait, enfermée sous la chape protectrice de mon Modem, me souvenir la douce sensation d’une brise, l’été, en mer lorsque je me remémorais la vie avant Biosphère. Et voila que m’agressent plutôt les milles aiguilles du temps !
Que leur blancheur jure d’avec le Modem qui me recouvre entièrement par ailleurs le reste du corps !

Une sensation étrange naît au creux de mes aisselles, je ressens comme…comme de l’eau qui s’échappe, de minuscules gouttes qui perlent lentement à la surface de ma peau et s’écoulent en douceur le long de mon bras. Est-ce une répercussion de la désactivation ? Suis-je en train de me déliter, séparée comme je le suis du reste de Biosphère ?
Que l’Unique me préserve ! Je transpire, tout simplement ! J’avais oublié que le corps régit de lui-même sa propre température, et que ce mécanisme complexe nous est perceptible par l’eau qui s’échappe des pores de la peau. Ce n’est pas la rupture avec l’Unique qui m’a créé ce phénomène. C’est plutôt le total contrôle du Modem dans Biosphère qui m’a fait oublier que mon corps sait, de lui-même, s’adapter à son environnement.
Je dois me dépêcher de le retirer intégralement avant que la sueur ait corrodé le réseau électronique de mon Modem et qu’il se mette à rouiller directement à même ma peau, fermant à tout jamais la possibilité de retirer cette carapace bienfaitrice. L’Unique est grand, il nous protège et nous nourrit.

Je tire, je pousse, je force à partir de l’ouverture pratiquée à hauteur de mes mains. Les composants du Modem se sont depuis longtemps incrustés dans ma chair, la césure est douloureuse, des gouttes de sang, mon propre sang, perlent lentement de chacune des puces incrustées dans les points névralgiques de mes centres vitaux. La sueur liée à l’effort redouble la résistance des puces qui semblent s’accrocher à moi comme des tiques sur un chien !
Je crains que ce geste de révolte inimaginable – se présenter au monde sans plus aucun lien matériel avec l’Unique – ait activé un système d’alarme au Centre de Surveillance et de Santé Publique de Biosphère. Je ne pourrais prétendre à un geste des dissidents, je suis allée trop loin pour revenir en arrière.
Mon corps est libéré. Je suis nue, désenclavée complètement de ma carapace. Je souffre, je saigne et je sue. Je touche mon corps de mes mains, doucement. Ce contact oublié apaise mes douleurs comme le plus sensuel des Rêves Cybernétiques. Une brise chaude danse tout le long de mon corps. Je m’allonge, le sol est frais et fait naître des frissons qui se dispersent en vague sur ma peau. Que c’est bon, ce contraste entre mon dos rafraîchi et mon ventre échauffé, que c’est doux de pouvoir tout simplement balader sa main sur son corps pour en apaiser les douleurs.
De l’eau coule encore, le long de mes yeux maintenant. Je souris. Je pleure. Je ressens. Je souffre. Je me remémore des myriades de sensations enfouies tellement innombrables tellement intenses que je ne pourrais, même s’il me restait encore trois siècles à vivre, les décrire dans toutes leurs puissances.

Je reste un temps allongée, là, à même le sol, laissant mon corps renaître à ses sens. Mon cerveau, un moment affolé par ces bouleversements, me ramènent aux événements de cette journée sans précédent.
Je retrace lentement dans mon cerveau tous les événements qui m’ont amenée à cette métamorphose, sans contrainte, sans surveillance, sans peur d’un rappel à l’ordre, d’une pensée interdite. Sans l’Unique. Loué soit l’Unique qui nous protège et nous nourrit. J’ai peur, aussi, car me voilà seule. Sans guide à la recherche d’un passé qui n’est plus. Sans guide pour me porter vers un avenir infini, ou presque. Perdre mon Guide comme seul espoir de te retrouver.

J’avais choisi comme dernier jour au sein de l’Unique un réveil simple. Simple et efficace. J’aimais, le matin, me réveiller à Bali, en Indonésie. Les prières Hindouistes, l’encens, les feuilles de bananier-riz au petit matin, semblaient m’apaiser et évoquaient au fond de moi un semblant de paradis perdu que je revivais lovée dans un hamac.

J’ai vingt ans au petit matin, toujours. C’est étrange. Le soir, je suis la plus respectée des Sans Age, mais au petit matin, seule dans mon lit, je suis Rosita l’aventurière ! J’ai d’ailleurs certainement rencontrée quelques séduisants autochtones bien membrés que je retrouvais le soir, vieillards grossissants au Sénat !
Ce matin, donc, je me réveillais auprès d’une cascade lovée dans la forêt tropicale, j’avais passé la nuit avec un jeune homme (j’avais opté pour un E-Fantasme : j’avais besoin de solitude) et partais cueillir sur la plage quelques mangues bien mures. Mon espace vert hors tout réagissait à mes fantasmes par l’intermédiaire de mon modem et projetait pour mon seul plaisir une vision d’un monde idyllique peuplé d’arbres magnifiques, de forêts luxuriantes, de plages de sables fins… Je m’étais levée tôt pour pouvoir avoir le temps de partir pêcher au-delà du lagon quelques beaux poissons.
Une petite brise poussait mon embarcation - un trimaran javanais multicolore - vers une petite barre à marée basse que je franchissais aisément avec le plaisir sportif de la voile et du vent. J’avais réglé le vent relativement fort pour pouvoir profiter un dernier jour de la jeunesse éternelle. Je naviguais au près pendant une heure, mon Modem me donnant la sensation et la force d’une jeune fille de vingt ans, mes organes régulièrement révisés répondaient parfaitement aux sollicitations de celui-ci.
Je rentre dans le carré, sors la canne à pêche. Je lance. Ça mord. Le soleil se lève doucement à l’horizon.

Coca
Cola

        L’Unique est grand, il nous protège et nous nourrit.

Merde, je supporte plus ces pubs.

Troisième rappel pour pensée déviante envers la Parole de l’Unique. Veuillez vous présenter à Confesse.

Voilà. C’est comme ça que mon dernier jour au creux de l’Unique allait finir : à confesse. Fini mes rêves de cyber-voyages jusqu’aux confins de l’univers, fini ma pseudo-plongée dans les immensités de l’espace. Malgré mon expérience, je m’étais encore une fois fait surprendre… et mon dernier jour allait finir dans la Grande Cathédrale à expier le jour durant mon individualisme déviant.

J’avais pourtant appris au fil des ans à maîtriser des micro-pensées personnelles, sorte de flashs de pensée très précis, aussitôt refoulés, qui m’épargnaient d’avoir à expliciter devant le grand Prêtre mes pensées les plus profondes. J’avais acquis cette science les premières années de Biosphère alors que je participais aux séminaires de renforcement de la Pensée Unifiée avec un survivant de la Grande Guerre. Il m’avait assuré que la méditation ne constituait pas uniquement en la répétition sans fin de tantras (lUniquestunlUniquestunlUniquestun) et qu’il était impératif de vider son esprit avant toute chose, sans support, par la seule force de son esprit. Cet exercice, disait-il, permettait de percevoir ce qui reste en soi, une fois vidé de tout superflu. Je m’étais servi de cette technique de contrôle spirituel et, la déviant, m’en servait de garde fou contre l’indispensable contrôle des pensées opérées sur Biosphère.

Confesse demeurait le dernier vestige de contrôle de pensée des citoyens hérité de l’après-guerre. Il était, de fait, uniquement réservé aux derniers Sans-Age ou, à la rigueur, aux quelques premiers habitants nés sur Biosphère et qui n’avaient pas encore comme seul repère le monde de l’Unique et la vie assistée d’un Modem intégral.
Notre passé, malgré toute la sagesse inculquée sans relâche et patiemment par l’Unique, faisait quelquefois ressurgir des pensées issues de notre inconscient et qui devaient être corrigées comme il se doit pour leurs grossières singularités, en contradiction flagrante avec l’Unique et son désir de protection et d’unité. Aller à confesse, permettait de recentrer notre pensée, retrouver les bons jalons et éviter toute dérive.

Voulions-nous retourner dans le chaos de l’avant Grande Guerre ? Ce monde de conflits, de querelles incessantes, où chacun tentait d’affirmer une pseudo originalité ? Où le monde était divisé en pays, état, région, département, ville, arrondissement ? Un monde qui se cherchait dans un chaos perpétuel, condamné parce qu’il tournait dans une danse folle, sans axe pour le maintenir dans une seule direction ? Un monde où chaque groupe tentait de voler aux autres profits et richesses ?

Non ! Assurément, nous devions suivre un sens, une voie, souder nos efforts dans un seul et même élan et construire, ensemble, un monde meilleur, un monde où l’homme sortait victorieux du combat qui le confrontait à la nature depuis l’origine des temps.
Un monde dirigé non plus par un groupe d’hommes, faillibles, orgueilleux et imparfaits mais par un ensemble de volontés, de désirs, une recherche commune de la perfection et du bonheur. Une osmose parfaite de l’ensemble des rêves des habitants de Biosphère reliée en un seul et unique désir, une seule voie vers l’idéal et la construction éternelle de la Perfection. Un monde où chacun pouvait vivre sa vie sans contrainte et réaliser par la technologie tous ses fantasmes, rêves, désirs.

Ce monde, nous l’avions enfin construit, par delà les tempêtes, par delà le froid, le chaud qui régnaient partout alentour, nous avions réussis, alors que la Grande Guerre nous avait décimés, alors qu’elle faisait encore rage, à construire d’abord un abri. Puis cet abri était devenu refuge et foyer.
Le foyer était devenu la matrice originelle, le ventre de toute chose qui nourrit et protège. Et nourrissant, se développe et croit. La perfection, le cercle vertueux parfait.
Tout cela, à force de courage et de volonté.  Nous avions atteint le but que nous nous étions fixés : ce rêve utopique que certains avaient refusé, séparant définitivement le monde en anti-utopistes et utopistes.

Nous séparant à tout jamais, mon amour.

Toi qui ne croyais pas en ce rêve d’unité, toi qui disais qu’un monde parfait ne peut naître que de l’exploitation du plus grand nombre au bénéfice d’une poignée.
Toi qui parlais de prison quand nous rêvions libération absolue. Toi qui souhaitais la mixité, la multiplicité quand la seule solution venait de l’unité.
Toi qui es parti, peu de temps après le Grand Discours de l’Espoir, te battre pour le chaos et le libre-arbitre. Car ce que tu appelais liberté n’était qu’une illusion, une utopie des temps anciens. La liberté réside dans le pouvoir de faire ce que l’on veut comme on veut, quand on veut. Il réside dans le pouvoir d’être en accord avec l’Unique. Et d’accepter ses bienfaits.
Car ce que tu appelais culture, respect de l’autre n’étaient que le chaos sans fin d’un monde brutal et courant à sa perte. La multiplicité engendre le chaos. L’unité apporte la paix.

Ta mémoire est un bien profond et douloureux souvenir que je ressens dans ce corps séparé de l’Unique et qui déjà, hors de l’emprise de Biosphère, m’arrache douleurs et souffrances.

Vite mon amour, ne perdons pas de temps à ressasser ces discours politiques oubliés dans les nimbes de Biosphère. Si je suis là, si je choisis d’interrompre une éternité de félicitée pour quelques derniers instants avant une mort certaine, c’est que je veux une fois encore voir de mes yeux nos quelques instants de bonheur, ces quelques années passées en amont du Chaos de la Guerre. Je veux te voir sourire dans mes bras, je veux me souvenir sans entrave (l’Unique interdit bien sûr tout souvenir se rapportant au temps d’avant la grande Guerre) de nos nuits d’amour, de ces moments de partage et de bonheur. Je veux t’aimer une dernière fois, quel qu’en soit le prix à payer.
Adieu, mon amour. Je t’aime.

es questeurs trouvèrent sans difficulté à son domicile une Sans Age qui ne s’était pas rendue à Confesse alors qu’elle en était déjà à son Troisième rappel pour pensée déviante envers la Parole de l’Unique.
Les trois questeurs durent subir un stage intensif de positivisme. Ils n’étaient pas préparés à trouver dans un de ces grands espaces hors vu de grand standing le triste spectacle qui les attendait.
Ils racontèrent avoir trouvé au milieu de ce palais superbe une espèce de forme humaine difforme, ratatinée sur elle-même, la peau froissée par mille plis, les cheveux clairsemés et blanchis, le corps déformé et comme attiré tout entier vers le sol.
Cette forme - il n’était pas imaginable de reconnaître là une de nos vénérables Sans Age - tenait absurdement quelques images jaunies, sans mouvement aucun, sans relief ni 3D.

L’on fit venir de l’extérieur de Biosphère un petit groupe de parias pour qu’ils déchargent Biosphère de ce fardeau ô combien encombrant. Qu’ils disparaissent aussi vite qu’ils étaient venus.
Sans cette précipitation, un observateur attentif aurait pu percevoir un reste de sourire perdu dans les replis de cette bouche ridée.


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Chronique : par Xavier Braeckman
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Au service de la photographie depuis 2001