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A quoi rêvent les chats ?

Par Xavier Braeckman

Cette nouvelle de Xavier Braeckman a été inspirée par cette image de Michel Pelletier

Lundi 2 juillet 2007 – Pont de Beauvoisin – Isère

Ça y est, c’est le grand départ !

Nous partons ce matin de Pont de Beauvoisin pour rejoindre Bangkok, en Thaïlande. Debout dès l’aube, la fine équipe est fin prête : tee-shirt, short, maillots de bain, masques de plongée, crème solaire ; tout notre matériel d’expédition tient, c’est un miracle,  dans un seul gros sac à dos (porté par papa, ce héros).

Adeline ne porte qu’un petit sac à dos mais doit s’occuper, en contrepartie, ce qui est bien normal

1/ de la poussette
2/ du locataire de la poussette, Swann, dit Swannou, quatorze mois et toutes ses dents (enfin presque, manque plus que les canines)
3/ des autres membres de cette chevauchée sauvage, à savoir :
- Théo, 6 ans, brillant étudiant en CP
- Elodie, 5 ans, superbe aventurière aux cheveux de feu (pas moins)

Nous partons donc, à pied, depuis notre maison pour rejoindre Bangkok situé à quelque 9302 kilomètres de là. Après avoir vérifié une dernière fois que l’eau, le gaz, l’électricité, la porte d’entrée, la porte du garage, la grille sont bien fermés (on ne sait jamais, de nos jours…), nous adressons une dernière caresse à Touline, le chat, seule locataire des lieux à rester plantée là. Elle ne semble d’ailleurs pas exprimer de regrets ou de jalousie particulière devant notre départ.

De toute façon, tout a été prévu  pendant notre absence pour qu’elle ne sente pas abandonnée : les voisins passeront régulièrement lui donner à manger, les grand parents ont prévu de passer au moins une fois par semaine pour rompre l’isolement et vérifier qu’elle ne manque de rien, et en plus, d’ici quelques semaines Françoise et Philippe vont squatter chez nous jusqu’à notre retour.

Nous partons, donc :

Première étape : Lyon Part Dieu, de là, deux heures d’attente pour notre train
Deuxième étape : Paris gare de Lyon, de là, une heure, une heure et demi de métro (beurk), pour rejoindre l’aéroport. Puis 3h d’attente avant le décollage.
Troisième étape : Tachkent, Uzbekistan, de là, quatre heures d’attente pour le vol suivant
Quatrième et dernière étape : Bangkok !!

Bon évidemment, écrit comme ça, ça fait pas forcément rêver, mais nous, ça nous semble vraiment la meilleure des choses à faire pour aujourd’hui !

Je passerai rapidement sur le transit à Lyon : soleil de juillet, Mac do’ pour les enfants (haut lieu de la malbouffe, interdit le reste de l’année mais autorisé exceptionnellement ce jour, si seulement il permet à tout le monde de rester sages jusqu’à Bangkok !)

Nous arrivons sur Paris. Le voyage jusqu’à présent s’est bien passé, les enfants ont été sages, les parents ont été patients, tout va bien. Nous descendons directement de la gare de Lyon vers ce métro pourri et c’est là, juste après avoir passé les grilles d’entrée que, malgré la foule qui nous pousse, nous piétine et tente à chaque instant de nous séparer, je les distingue.

C’est leurs regards, je crois, qui ont attiré mon attention : fixes, noirs, focalisés sur moi. Ils nous ont repérés dans la foule de la même façon que je suis en train de les découvrir. Ils ont trouvé leur proie, le brave provincial lambda, père de famille honnête à vous foutre la nausée, bon petit salaire moyen dans la banane qu’il a sagement économisé pour ses vacances de juilletiste mesquin.

Le temps de comprendre ce qui se passe ils sont déjà sur nous, ils me bousculent. Le premier me serre fortement le bras tandis que son complice appuie sur mon flanc une lame effilée.

-    File ta thune connard, bouge toi le cul sinon j’te plante »

Tout en parlant ils m’entraînent discrètement hors des quais envahis par la foule encore présente en juillet à cette heure. Adeline croise mon regard, je vois dans ses yeux la joie du départ faire place à la surprise, puis à l’étonnement, à la compréhension et enfin à la peur, la panique.

Tout cela le temps d’un regard. Comme un voile tombé du plus profond, là où se cachent toutes nos peurs.

Je ne sais pas quoi faire, mon regard la suit, ricoche sur les enfants, encore inconscients de la situation. Ces deux enculés me pressent le pas, creusent la distance entre nous. Je proteste faiblement du bras, la pression augmente. J’ai peur.

L’homme au couteau commence à s’énerver, me bouscule, me malmène, me répète qu’il veut mon fric, que je n’ai pas (c’est Adeline qui l’a, je ne peux pas le leur dire, j’aurais l’impression de la dénoncer, elle et les enfants) je ne sais que faire, comment réagir. Mon cerveau en ébullition s’est comme mis en arrêt sécurité, pour cause de surchauffe.

J’aperçois les enfants qui sont maintenant autour de leur mère, terrorisés. Conscients, sans comprendre vraiment, du danger de la situation.

L’un des deux me poussent, la peur, le sac à dos trop lourd me font perdre l’équilibre, je trébuche et tombe. J’entraîne dans ma chute Swann, juste derrière moi, je le sens sous moi, il hurle. C’est le déclic, je vois rouge, je ne me contrôle plus, ne réfléchis plus, agis à l’instinct, par pur réflexe.

Je me lève et balance dans un hurlement furieux un grand coup de pied dans les couilles de celui qui me tenait par le bras, j’enchaîne une pluie de poings dans sa grande gueule, le sang qui coule nourrit ma rage et décuple mes forces.

Lorsque il s’écroule, je me retourne dans un geste de rage incontrôlée. Son acolyte me regarde d’un air ahuri, la bouche grande ouverte : le gentil pépère en congés payés s’est transformé en l’espace d’un instant en Bruce Lee de province déchaîné.

Il ne cherche pas à comprendre et s’enfuit. Lorsque je réalise qu’il s’enfuit, je reprends pied avec la réalité, réintègre mon corps qui ne m’a plus appartenu le temps d’un instant. Mon regard se porte sur les enfants, ils me regardent avec encore un reste de crainte au fond des yeux mais déjà et surtout une lueur de fierté qui inonde et déborde.

Je n’oublierai pas ce regard. Alors que je m’apprête à serrer Adeline dans mes bras, le vacarme assourdissant d’un métro me rappelle à la réalité : il faut partir d’ici au plus vite, fuir le danger qui, semble t’il rode tout autour.

Nous nous engouffrons dans le métro, vite, sans réfléchir, sans se retourner. La sonnerie retentit, les portes se ferment, le métro démarre. Je m’écroule aussitôt sur un siège, la tête coincée entre les mains, une nausée irrépressible me soulève et me tord l’estomac, je dégueule tripes et boyaux, là, entre mes pieds. Je suis pris de tremblements incoercibles. Je sens la main d’Adeline sur mon épaule, le son de sa voix qui tente de m’apaiser, les hurlements des enfants qui, après la peur qu’ils viennent de vivre, sont tout à l’excitation d’avoir vécu une aventure trépidante dont le héros était leur père.

Je n’ai conscience de tout cela que de très loin, comme un arrière plan flou et houleux qui m’entraîne dans une direction inconnue. Tout cela semble durer une éternité, je crois percevoir deux fois le brouhaha des portes de métro qui s’ouvrent et se ferment, les piétinements anonymes des voyageurs qui montent et descendent.

Adeline a maintenant collé son front contre le mien et continue sans discontinuer de me prodiguer des paroles apaisantes. Je me sens revenir à moi doucement, l’état de choc s’estompe, je refais surface, toute cette aventure a déjà perdu son caractère immédiat, elle se glisse doucement dans la catégorie des souvenirs, de ceux qui construiront le mythe familial.

« Mais, et Swann, il est où ?»

On l’a oublié. Sur le quai, dans la cohue de notre fuite. Il est resté par terre. A deux stations de là. En plein Paris. Mon bébé tout seul au milieu de cette foule. Où ? Où est-il ?

Mais nom de Dieu, qu’avons-nous fait ?

Je hurle. Le dos en sueur. Me redresse, aperçoit la chaise au bout du lit avec mes habits en tas dessus.

C’est un cauchemar. Je rêvais. Tout cela n’était pas réel.

 L’angoisse fait maintenant place à un soulagement cotonneux et tellement rassurant. Mon lit. Tout simplement. Je repose ma tête sur l’oreiller.

Que c’est bon.

J’aperçois le petit matin poindre à travers les volets. C’est notre troisième jour de congé, dans le sud, à Bandol. Je sens que je vais profiter particulièrement de la douceur de cette journée. Je me lève, récupère une cigarette, sors sur la terrasse qui domine la mer.

Un matou matinal observe la mer, il ne me jette pas un seul regard, absorbé par son monde. Je goûte avec lui la beauté simple d’être en vie, ici, au bord de la mer. Je jouis simplement de ce moment pour ce qu’il est.

 

Pour en savoir plus sur l'auteur de cette rubrique :

Chronique : par Xavier Braeckman
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Au service de la photographie depuis 2001