- Découvrez tous nos cours photo sur cours-photophiles.com et en vidéo sur notre chaine YouTube !

Réveille-toi

Par : Xavier Braeckman

17 heures 53
toc
17 heures 54

Plus que quelques minutes et je pourrai ranger mes affaires, les quelques feuillets du livre des comptes de l’entreprise Duranel, artisan charpentier qui a su faire confiance, comme des centaines d’entreprises avant lui, au cabinet d’expertise comptable Potinierri.
SARL dynamique de 6 employés, l’entreprise Potinierri est dirigée avec poigne mais sens de l’équité et souci du développement personnel de ses salariés par monsieur Potinierri Jacques, expert-comptable, gestionnaire, conseiller fiscal aux entreprises, diplomé de la haute école de gestion de Bordeaux.
Monsieur Potinierri est installé depuis 12 ans à Briançon. Il excelle dans son domaine et la réputation de son cabinet dépasse pour certains (spécialement peut-être pour ses 6 salariés et pour monsieur Potinierri lui-même) de loin les limites du département. La preuve : l’entreprise Baujet et fils, transporteur national au capital de 150.000 euros, Siège social : Combeaufontaine à 10 kilomètres de Vesoul, est cliente depuis maintenant 5 ans de l’entreprise Potinierri.
Les mauvaises langues prétendent que…mais là n’est pas la question.

17 heures 57.
Les chiffres traînent à s’enchaîner sur le coin droit de l’écran de mon ordinateur.

Les heures traînent, les jours s’étirent.
A n’en plus finir. Les semaines se succèdent, identiques et ordinairement routinières. 5 jours d’un emploi morne et sans surprise à compter et recompter l’argent des autres pour un salaire de médiocre. 2 jours pour se dire qu’il y aurait mieux à faire si seulement on gagnait mieux notre vie, c’est pas les envies qui manquent avec Suzanne, mais voilà, hein, ce n’est pas notre faute, avec ce qu’on gagne…on arrive déjà à peine à payer les factures alors…
Alors…

Alors, comment j’ai fait pour en arriver là ? Bon Dieu ? Qu’est ce que je deviens, là ?

« - Franck, s’il vous plaît, pourriez vous me sortir la balance budgétaire du premier semestre de l’année dernière de l’entreprise Distri-pack, s’il vous plaît ? Je suis vraiment désolée de vous demander ça maintenant mais monsieur Potinierri et moi en avons un besoin urgent. Nous allons certainement devoir passer une grande partie de la soirée à travailler dessus…alors ça nous serait vraiment précieux que vous puissiez nous aider sur ce coup, Franck.
D’accord ?
- Bien sur, Brigitte, pas de problème.
- je vous remercie sincèrement Franck, vous nous rendez un grand service là »

cette boule d’énergie Brigitte, assistante de direction, responsable du service compta sort, sourire de circonstance et effluve cadre sup’ dans son sillon. La porte se referme, énergique et déterminée, comme happée par le charisme sans faille de, ce tempérament de gagnant.

« - pas de quoi, Brigitte »


Je me dirige vers les archives, local aveugle et poussiéreux où s’entassent, inutiles ou presque, les heures de travail des six salariés de l’entreprise Potinierri, SARL…
Vous connaissez la suite.
Dans le long couloir qui mène au archive, je repense à l’entrevue avec Brigitte. Elle a le chic pour vous culpabiliser de faire uniquement une heure sup’ alors qu’elle et monsieur Potinierri vont passer une grande partie de la soirée à travailler dessus…alors
Alors, c’que je veux te dire, Franck, c’est que si un jour on te demande pourquoi t’es resté comptable à 7000 par mois pendant 10 ans chez Potinierri alors que monsieur Potinierri sait si bien optimiser le potentiel de ses salariés et leur donner de vraies chances de montrer leur talent (Les mauvaises langues prétendent que…mais là n’est pas la question) tu pourras répondre qu’y faut p’t être s’investir un peu plus que le strict minimum…
Tu comprends, Franck ?

Ouais, ouais, j’comprends.

L’autre jour, j’ai vu un reportage genre «le milieu carcéral, savoir plus risquer moins ».
Un ancien détenu parlait du temps. Il expliquait qu’en prison, chaque minute, chaque instant pesait une tonne. Que seuls les quelques jalons posés durant la journée (repas, promenade, parloir, douche…) permettaient de lutter contre cette enclume que chaque prisonnier rêvait de voir s’envoler.
Et puis tout d’un coup, paradoxalement, vous vous retrouviez un jour, les cheveux grisonnants, les muscles avachis, la peau grise de n’avoir vu le soleil, à contacter votre avocat pour faire une demande de conditionnelle. Vous aviez fait la moitié de votre peine.

La moitié pleine

Ou la moitié vide ?

18 heures 47

Moi, en tout cas c’qui est sûr c’est que c’est la moitié pleine qui vient de m’passer sous le nez.

- au revoir Brigitte, au revoir monsieur Potinierri
- au revoir Franck
- … »
Monsieur Potinierri daigne lever les yeux de son laborieux et noble plan de travail. Son regard est légèrement courroucé, un très léger hochement de tête semble résumer tout à la fois le légitime énervement d’être dérangé par un subalterne pour autre chose qu’un point strictement professionnel tout en rendant hommage à sa politesse et au respect qu’est le sien envers l’ensemble de son personnel.

J’t’emmerde Potinierri.

Je sors. Le givre me glace le visage. Il fait nuit. Nous sommes en janvier. Il fait froid. Il fait gris.
Les boutiques de tous les magasins inondent les trottoirs, il y fait bon et chaud. De charmantes vendeuses sourient et disposent d’une patience infinie pour écouter, conseiller, convaincre, suggérer.
SOLDES –20, -30, -50%, chaleur, sourire, lumière. Voilà là, un havre de paix et de bien-être qui m’attire un instant. Mais c’est pas un monde pour les comptables à 7000.

Je baisse la tête, c’est ma façon de lutter contre le froid. Je mets les mains dans mes poches. Je me sens seul. Alors je relève la tête, plus pour faire le constat que je ne suis pas seul que pour prendre une attitude d’ouverture aux autres.
Je ne croise que des têtes baissées, des gens pressés, des corps tendus par le froid, emprisonnés dans leur épaisseur. Je cherche un regard, un individu dans la foule, quelque un qui se détache du groupe, un enfant rêveur qui jette un regard émerveillé sur le monde, que sais-je, moi !

Rien
Ou alors c’est moi. J’sais plus regarder.
C’qui est sûr c’est que je suis pas le seul à baisser la tête pour lutter contre le froid. A regarder l’avenir dans le bout de ses chaussures. Ça me rassure, dans un sens. Mais dans un sens seulement.

J’arrive à ma voiture. J’ouvre la condamnation centralisée des portes.
Clac.
La lumière intérieure s’allume. Je m’assois au volant. Tâte du bout des pieds les pédales, carre mon cul bien au fond du fauteuil. Je joue doucement avec le pommeau de vitesse, porte une main au volant. L’autre main glisse délicatement la clef dans la serrure. Position intermédiaire. Contact.
Je souris.
Je règle le rétro avant de quitter la place de parking. Je croise mon regard dans le miroir intérieur. Je m’y arrête un temps. Des cernes noirs creusent le dessous des yeux, une fixité froide endeuille le brillant de l’œil, dans ces yeux-là je n’y vois pas grand chose, à part de la lassitude, de la fatigue. Je me demande sérieusement si je suis pas en train de m’faire une petite dépression ou un truc dans ce goût.

Allez, détourne le regard, va, y’a mieux à voir.

Je suis maintenant dans la circulation au ralenti. Le chauffage commence à réchauffer l’intérieur, je commence à prendre mes repères dans l’habitacle. J’ai trouvé ma position, enlevé mon blouson à un feu rouge, mon corps a pris corps avec le moteur, il dirige la mécanique sans demander à mon cerveau d’intervenir, il prend le relais sur mon esprit qui peut tranquillement s’évader vers d’autres lieux.
Au début, bien sûr, coincé dans les embouteillages et la circulation urbaine, je repense à Brigitte, monsieur trou du’c, l’entreprise Distri-pack…
Mais ce soir j’ai envie de plus, j’ai envie de naviguer plus loin, de dépasser, en esprit tout du moins, le quotidien. Je ne rentrerai pas tout de suite à la maison. Je vais prendre la route du col, le col du Lautaret. Et puis de là, si je suis vraiment bien, je continuerai, je prendrai une petite route de montagne, traverserai des villages enneigés, me perdrai à moitié sur des sentiers secondaires…jusqu’au parking de départ pour le mont Thabor, et puis…et puis après et bien…je continuerai à rouler dans la nuit, au chaud, entouré des petites lumières du tableau de bord, le paysage défilant devant mes phares, mordant l’asphalte, m’enfilant jusqu’à écoeurement des kilomètres de ruban de bitume.
Hypnotisé, grisé.

J’ai quitté la ville, la barre des Ecrins surplombe la nationale. La lune reflète son hâleur sur la neige immaculée. Tout, dans l’air, est doux et harmonieux, fait de contraste sensible, presque prévenant. Le noir d’encre de la nuit est légèrement teinté par la brillance du ciel et de son astre féminin, il souligne juste, par effet de contraste, la majestuosité de ce sol si terriblement fort et audacieux qu’il se dresse jusqu’au ciel.

Je lève les yeux.
La terre, au-dessus de moi se dresse et embrasse le ciel. Elle se déchire, se craque, se tord, prend des poses audacieuses pour grimper plus haut, là haut, toujours plus haut. Et la lune et les étoiles sont là. Simplement. Et veillent, et couvent. Et je suis là. Moi. Timide. Protégé par la chaleur de mon habitacle.

J’arrive au col, je ne sais plus pourquoi je m’étais fixé ce lieu comme étape, voir comme but de ma promenade. Réflexe de comptable.
Je n’ai plus du tout envie de rester immobile. Planté dans le froid comme un con au sommet d’un col en pleine nuit, à ne pouvoir regarder que ce tout petit bout de monde que mes yeux peinent à déchiffrer du bout de leur lorgnette ? Alors que derrière le col se trouvent d’autres paysages, d’autres chemins ?
Non.
L’immobilité va me ramener à moi et à ma petite vie alors qu’en cet instant le monde se déroule à mes pieds. Majestueux, infini. Je veux découvrir et sentir. Je tiens mon destin entre mes mains, j’avance, je vis.

J’accélère.
La route m’ouvre une porte d’où s’échappent mes tristes regrets pour laisser la place à de vieux rêves que j’ai oubliés pendant longtemps d’astiquer.
C’est ton visage, Suzanne, que la montagne dessine en premier dans les phares de la voiture, c’est ton rire que j’esquisse à grand coup d’accélérateur dans cet habitacle tiède.
Je voudrais tant que l’on partage ces instants où le monde nous appartient pour la simple raison qu’on l’a décidé.
Je voudrais que tu sois à mes côtés Suzanne pour que je puisse te dire tous ces mots que nos silences étouffent. Ces mots que l’on se susurrait, après l’amour, quand, nos visages et nos corps joints, nous rêvions tout haut d’un avenir hors du commun, hors des chemins tracés par d’autres que nous avant que naisse notre histoire. T’en souviens-tu encore, maintenant, perdue comme je le suis dans ce présent sans joie ?
Ce visage que je dessine sur le noir de l’asphalte c’est le visage de ces moments perdus. C’est le visage de ce passé qui se nourrissait d’avenir.
Que nous est-il arrivé, Suzanne ? Le sais-tu ?
Et puis merde, arrête de ressasser sans cesse ces questions sans réponse. Remue-toi, ne cherche pas la raison du problème alors que tu as déjà trouvé un bout de solution. Pars, vis, aime, regarde, écoute, sens, respire…
Refuse ce qui n’est pas toi et construis ce que tu es.
Oui, je vais t’aimer, Suzanne, je vais nous sortir de cette prison que nous nous sommes construite, je te le promets, nous allons repartir toi et moi du bon pied. Nous allons refermer cette parenthèse sans vie.
Dès ce soir. Maintenant.

Je continue d’étendre devant moi les kilomètres d’asphalte d’où je puise une énergie nouvelle, les phares projettent un écran où je m’enfonce et me grise.
La vitesse, toujours plus vive, m’électrifie les sens et redonne aux choses un éclat nouveau. J’accélère.
Je n’ai plus peur de rien. Je maîtrise mon destin comme je peux maîtriser les lueurs qui dansent devant moi.
La nuit me porte. La vitesse me pousse. Les idées, les mots, les sens s’avivent à chaque virage. Tout devient clair, limpide.
Avec les montagnes pour écran, je vois défiler un avenir renouvelé, changeant, dansant. Je peux devenir maître de mon destin comme je suis maître des éléments que je traverse à pleine allure.
Je vis. Je me sens vivre. Indéfiniment.
Un virage, ce sera le dernier, se dresse devant moi, je suis lancé à pleine allure. Je ne dois pas freiner, pas maintenant, que je suis enivré de liberté et d’espace. Je dois maîtriser la situation, contrôler ma vie telle qu’elle se présente.
Les pneus crissent dans la nuit. Je rétrograde. Encore. Le moteur fait un bruit épouvantable, les pneus hurlent, se raccrochent à l’asphalte, puis décrochent. Je tourne le volant,
dans un sens
Dans l’autre.
Je hurle.
Rien n’y fait
Le décor entame une danse macabre autour de moi. L’espace d’un instant je ne sais plus où je suis, tout tourne, tourbillonne. Je freine, je tente vainement de reprendre le contrôle de mon véhicule.
Et puis j’aperçois soudain la barrière de sécurité.
Une seconde.
Je m’approche, je m’approche encore, plus prêt. Encore plus prêt.
C’est maintenant.

L’impact.

Le bruit est effroyable. Tout se tord, craque, et hurle. La carrosserie me rentre dans le corps. Le pare-brise explose.
Le bruit est épouvantable, insoutenable.
Je suis au delà de la peur.
Tous mes sens en éveil ne peuvent qu’observer dans une sorte de transe l’explosion de mon univers.
Le monde continue à se disloquer sans fin.
Je tourne, me retourne. Vole, saute. Encore et encore. Indéfiniment.

Les chocs sont de plus en plus violents, je souffre, maintenant, sans savoir réellement où. Dans la fureur et le bruit je sens mon environnement, il y a si peu, chaud et confortable, m’écraser, me broyer, me détruire.

Suzanne, mon amour,
Non, il n’est pas trop tard
Je…



FIN

PHOTO : Michael Corbin

Pour en savoir plus sur l'auteur de cette rubrique :

Chronique : par Xavier Braeckman
E-mail : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

Au service de la photographie depuis 2001