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La photographie de paysage américaine (II)

Par Bruno Chalifour – octobre 2009

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Le premier « épisode » de ce tour de la photographie de paysage américaine au 20ième siècle (Photophiles n°81) s’était achevé avec la génération qui fit la jonction entre la période entre les deux guerres mondiales et l’après deuxième guerre mondiale. Ce chapitre va nous amener à 1975 et l’exposition phare New Topographics (Robert Adams, Lewis Baltz, Hilla et Bernd Becher, Joe Deal, Frank Golkhe, Nicholas Nixon, John Schott, Stephen Shore, Henry Wessel Jr.).


L’après deuxième guerre mondiale, et surtout la période du Mc Carthisme verra le développement d’une autre filiation de la Straight Photography, une branche qui abordera la notion de paysage comme expression d’une vision intérieure d’autant moins liée à la réalité physique extérieure que se positionner de façon ostentatoire par rapport au monde et la société, s’exprimer politiquement en somme, est devenu dangereux.

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Alors que Paul Strand s’expatrie vers la France au moment de l’inscription sur la liste noire du gouvernement américain de la Photo League de New York, association de culture et d’éducation populaire qu’il a contribué à fonder et à laquelle la plupart de ce que l’Amérique photographique des années 1930 et 1940 comptait de créatif a participé, quelques photographes se réfugient dans ce que l’un deux, Carl Chiarenza, appellera plus tard « les paysages de l’esprit » (1). Si les paysages deviennent carrément abstraits chez Aaron Siskind et Chiarenza–ceci est d’autant plus frappant chez Siskind qu’il a été pendant des années un moteur de la Photo League, pilotant le projet de reportage photographique Harlem Document–cette dépolitisation de la photographie américaine (2) est également notable dans les photographies de Minor White, et évidemment son disciple Paul Caponigro, de Harry Callahan, et même de Nathan Lyons à ses débuts (alors qu’il développe les activités de la George Eastman House jusqu’à sa démission en 1969, date à laquelle il fondera Visual Studies Workshop sur Elton Street à deux pas de la G.E.H.).

La route

 

Ce qu’Evans apporte à la Straight Photography dès les années 1930 ainsi que pendant les décennies qui vont suivre c’est un détachement émotionnel, le contraire du regard intense et passionné d’Edward Weston, et surtout une fascination pour le paysage vernaculaire qui se développe autour des métropoles américaines et au bord leurs routes. Evans traite ses sujets dans la frontalité la plus directe, une approche qui sera reprise par beaucoup des générations de photographes qui vont suivre, Lewis Baltz par exemple dans sa série The New Industrial Parks near Irvine (3) ou William Christenberry, un protégé d’Evans (4), sans oublier de mentionner les élèves des Becher à Dusseldorf de Gursky à Struth ou Hoffer.

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Peu d’auteurs ont jusqu’ici associé Straight Photography et les esthétiques plus dépouillées, austères parfois, d’un Walker Evans, Robert Frank, Lee Friedlander, ou Lewis Baltz. Pour autant que les styles de ces quatre photographes aient pu être considérés, et ce par comparaison avec les qualités formelles des Westons, du groupe f. 64 (5) et de la multitude de leurs émules, comme « antigraphiques »–pour reprendre ici un terme employé en 1933 par Julien Levy pour sa connotation provocatrice, et ce à des fins que l’on pourrait qualifier de « publicitaires » à l’occasion d’une exposition associant entre autres Walker Evans et Cartier-Bresson (6) –ils n’en montrent pas moins des approches stylistiques distinctes et affirmées (n’en déplaise à William Jenkins de commissaire de l’exposition New Topographics (1975) sur laquelle nous reviendrons plus loin) qui peuvent être appréhendées comme autant de développement des principes de la photographie pure : souci d’une approche sans fart de la réalité, utilisation de l’outil photographique donné au maximum de ses possibilités, la réalisation d’une image photographique qui permet au photographe d’exercer sa sensibilité et son intellect, son esthétique et son éthique, et d’aller au-delà de l’apparence des choses.

La route comme moyen de découverte de la réalité américaine à travers ses paysages urbains et suburbains est ce qui définit les thèmes et les modalités de tout un pan de la photographie de paysage américaine de la deuxième moitié du XXe siècle, au point qu’il est même difficile de comprendre la culture et civilisation américaine de cette période sans aborder la route, d’Evans à Frank, de Frank à Kerouac, de J.B. Jackson à Friedlander, Shore ou Sternfeld, « On the road again… ».

 

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Cartier-Bresson avait déjà suivi les traces de son estimé confrère Walker Evans en 1947, remplaçant la chambre grand format par « l’appareil photographique miniature »– c’est ainsi que l’on appelle alors aux États Unis les appareils utilisant le film de cinéma 35 mm. Le Leica devient non seulement pour HCB, mais Robert Frank, Lee Friedlander et bien d’autres après eux, l’outil par excellence de la déambulation photographique motorisée. Le paysage se fait alors à nouveau plus social, humain. La nature américaine comme jardin des dieux du XIXe siècle (de William Jackson, à Timothy O’Sullivan, Carleton Watkins, et Edward Muybridge) ou enjeu des préoccupations écologiques (Ansel Adams), comme espace métaphorique (Edward Weston) ou ésotérique (Minor White, Paul Caponigro) laisse la place au développement urbain et suburbain, produit d’une économie et d’une culture centrées sur de la voiture (7). D’observateur distant l’œil du photographe de paysage devient rapidement analysant voire critique. Sous le paysage, le politique affleure ; l’intensité de sa présence dépendra de l’engagement de chacun en une période troublée tour à tour par le McCarthisme, la lutte pour les droits civiques des noirs américains, la guerre du Vietnam, le tout sur fond de prospérité économique, de violence meurtrière, et de développement inégalé des campus universitaires, et des formations universitaires en photographie, grâce à la G.I.Bill (8).

Les Américains

 

Ce projet photographique maintenant historique mené par Robert Frank en 1955-56, financé par une bourse Guggenheim, arrive comme une onde de choc. Dans sa proposition à la fondation Guggenheim, Frank avait été épaulé par deux figures centrales de la photographie contemporaine : Walker Evans et Robert Delpire. Le paysage américain auquel se coltine Frank est le paysage social, un paysage urbain et péri-urbain strictement associé à la déambulation automobile, le tout photographié au vol, au Leica. Il n’est plus question de Vallée de la Mort, de Sierra ou parcs nationaux pris à la chambre 20x25 ; pas question d’abstraction non plus, mais d’une réalité qui adhère. Les images reçurent un très mauvais premier accueil, trop de choses étaient remises en questions. En visionnaire qu’il était, Minor White fut cependant prompt à admettre son erreur. D’autres emboitèrent le pas et après plusieurs échecs qui conduiserent Frank à s’adresser à Robert Delpire pour une première publication en France (1958), The Americans, avec pour introduction un texte de Jack Kerouac, le tout récent auteur de On the Road, trouva un éditeur en 1959.

 

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Le phénomène rencontra un intérêt grandissant au sein de la jeune génération de photographes éduqués dans le cadre des programmes universitaires en photographie qui commençaient à essaimer dans le pays, au point de rapidement devenir un modèle pour une génération qui rejetait de plus en plus l’héritage de la génération précédente. La photographie de paysage américaine devint ainsi l’espace visuel et artistique où le photographe auteur et artiste fait face à sa culture, sa société, et à leurs impacts sur le paysage. Le paysage considéré comme l’expression d’une civilisation est lu avec attention, décrypté, et renvoyé à l’envoyeur (la culture américaine) avec moultes commentaires. Ces commentaires étant visuels et de nature souvent métaphorique, ils sont moins soumis à la censure ouverte ou feutrée des institutions et de la doxa américaines de l’époque.

Les New Topographics

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Au milieu des années 1970, alors que le dialogue social se polarise, que la violence monte et que les centres-villes se paupérisent, deux initiatives vont faire prendre un tournant inattendu à la photographie de paysage américaine : l’exposition New Topographics à la Maison George Eastman (Rochester, NY) et le projet, Second View : A Rephotographic Survey, mené par Mark Klett, un ancien élève de Nathan Lyons (9) à Visual Studies Workshop. En préambule, il est à noter que tous les participants à ces projets sont maintenant détenteurs de diplômes universitaires, et sont souvent même employés par ses mêmes institutions, illustrant ainsi l’impact de l’éducation universitaire sur la photographie de américaine, de paysage comme d’autres spécialités d’ailleurs. Parmi les New Topographics, seuls Robert Adams, Frank Gohlke et Stephen Shore non pas de qualifications en beaux arts. Adams et Gohlke sont des spécialistes en anglais ; Shore n’a pas de qualification universitaire mais a étudié avec Minor White. Depuis Shore et Gohlke sont devenus directeurs des départements de photographie (beaux arts) des universités où ils enseignent. Ce détail est important car la situation est nécessaire pour une perméabilité des réflexions et des pratiques artistiques ; elle rendra possible l’application des approches artistiques minimalistes ou conceptuelles à la photographie, et l’adoption de la photographie comme outil utilisé dans des démarches d’art contemporain autres que photographiques (art conceptuel, land art, performances…).

 

 

 

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En 1975, William Jenkins réunit sous le titre New Topographics les travaux de jeunes photographes (la moitié ont moins de trente ans) qui se distinguent par une approche nouvelle du paysage, fort éloignée de l’héritage des Strand, Ansel Adams, Weston et Minor White. Huit sont américains, le neuvième groupe d’images est produit par le couple des Becher. Il semble que l’attrait de l’ouest américain est échoué sur ce qu’en a fait la population américaine d’après-guerre : un vaste territoire ouvert à la spéculation immobilière sauvage, un espace rapidement conquis par un habitat standardisé et un développement routier des plus envahissant, soumettant de plus en plus les populations à l’isolement, une consommation de masse standardisée orientée par la publicité télévisuelle, et un mode de vie totalement dépendant de l’automobile. Seuls les exclus se déplacent encore à pied ; les compagnies automobiles et pétrolières ont racheté la plupart des compagnies de transports en commun qu’elles ont conduites à une faillite progressive, les rares exceptions étant New York, San Francisco et Chicago.

 

 

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Le prochain article traitera en détail de l’exposition New Topographics. L’actualité nous l’impose car cet été, la commissaire d’exposition du musée international de photographie, Maison George Eastman, a ressorti New Topographics des archives pour l’exposer dans une des galeries du musée. L’exposition sera au Jeu de Paume, à Paris, au printemps 2011 après avoir circulé aux États Unis. On attend encore la parution du catalogue (en anglais) qui ne devrait plus tarder. Il reprend le catalogue original, rare et devenu la cible des collectionneurs, et le complète d’informations et de textes aidant à la compréhension de l’exposition à son époque et à celle de son impact sur la photographie contemporaine. Les acteurs de cette exposition se retrouveront pour certains dans le projet de la DATAR, Paysages Photographies en France – Les années quatre-vingt (Baltz, Gohlke), d’autres comme Robert Adams au panthéon de la photographie contemporaine (Prix Hasselblad 2009).

Ouvrages et lectures conseillés prolongeant New Topographics :

- les monographies de Robert Adams, Lewis Baltz, Hilla et Bernd Becher, Joe Deal, Frank Golkhe, Nicholas Nixon, John Schott, Stephen Shore, Henry Wessel.

- Paysages Photographies en France – Les années quatre-vingt.

- Les différentes monographies publiés par le Centre Photographique du Nord Pas-de-Calais dans le cadre de la Mission TransManche.

- Les différentes monographies publiées dans le cadre de la Mission sur le Littoral français.

- Beauty in Photography (Aperture) ou sa traduction La beauté en photographie (Fanlac) de Robert Adams.

© Bruno Chalifour

Rochester NY, octobre 2009.

Notes

(1) Chiarenza, 1988 : Carl Chiarenza, Landscapes of the Mind, Boston, 1988. Préalablement à ce travail, Chiarenza avait soutenu en 1972 la première thèse de doctorat acceptée par l’université d’Harvard sur un photographe vivant, Aaron Siskind, publiée dix ans plus tard sous le titre Aaron Siskind, Pleasures and Terrors (Boston / Tucson, 1982).

(2) Voir à ce sujet Photography and Politics in America. From the New deal to the Cold War de Lili Corbus Bezner (Baltimore, 1999) et “Photography in America: From Committed to Solipsistic Art” de Bruno Chalifour et Jean Kempf dans D. Holloway et J. Beck (ed.) American Visual Culture, London, 2005.

(3) Série publié en 2001 sous le même titre par RAM éditions (Santa Monica, CA) ; 10 de ces images seront sélectionnées par William Jenkins en 1975 pour l’exposition New Topographics au musée international de la photographie à la Maison George Eastman (Rochester, NY).

(4) Christenberry : William Christenberry, Southern Photographs, New York, 1983.

(5) F. 64 : Le groupe de photographes californiens f.64 créé à l’initiative d’un élève d’Edward Weston, Willard Van Dyke, eut une existence éphémère mais fut rendu historique par une exposition au musée De Young de San Francisco comprenant entre autres Brett et Edward Weston, Ansel Adams, Imogen Cunningham et illustrant les principes de la Straight Photography.

(6) Julien Levy fut un des grands précurseurs des galeries photo new-yorkaises. Il créa sa galerie à New York sur Madison avenue en novembre 1931. En décembre il exposait Eugene Atget–déjà exposé en 1930 à la galerie Weyhe sur Lexington av. Anti-Graphic Photography fut programmé du 25 septembre au 16 octobre 1933. En 1935 Levy présentait les tirages de Brett Weston alors âgé de 24 ans–son père Edward s’était désisté car exposant ailleurs.

(7) Voir à ce sujet les écrits de John Brinckerhoff Jackson, rédacteur en chef de 1951 à 1968 de la revue Landscape qu’il fonda, publiés dans le magazine Landscape, et compiles dans The Necessity for Ruins and Other Topics (Amherst, 1980), Discovering the Vernacular Landscape (Yale, 1984), A Sense of Place, a Sense of Time (Yale, 1994). Ces textes, les cours de leur auteurs à Harvard et Berkeley, ainsi que ses conférences trouverront d’une audience attentive parmi les photographes de paysage des années 1960 à 1990.

(8) G.I. Bill en fait Servicemen’s Readjustment Act of 1944 offrait au vétérans de la deuxième guerre mondiale des emprunts gratuit, sans dépôt de garantie, pour l’accession à la propriété, une allocation de chômage pendant un an, et, ce dont 72% des militaires sauront bénéficier, la gratuité de formations professionnelles ou universitaires–ce qui, au niveau de la photographie, provoquera une vague énorme de création et de développement des départements photographie au sein des écoles d’art. Ces écoles sont totalement intégrées au reste des campus américains et permettent à tout étudiant, quelque que soit sa discipline de prendre des cours d’art, voire de photographie.

(9) De 1953 à 1969, Nathan Lyons fut employé par la Maison George Eastman où il créa plusieurs expositions marquantes dont Contemporary Photographers Toward a Social Landscape : Bruce Davidson, Lee Friedlander, Garry Winogrand, Danny Lyon, Duane Michals en décembre 1966 [il est à noter que tous sont détenteurs de diplôme d’art]. Il démissionnera en 1969 pour fonder sa propre école, Visual Studies Workshop et son magazine Afterimage. En 1963, il sera un des membres fondateurs de la Society for Photographic Education rassemblant enseignants et praticiens de la photographie aux États Unis. La société publie un magazine, Exposure.

Références des illustrations :

Visuel 1 : Deardorff 20 cm x 25 cm (fabriquée à Chicago)
Visuel 2: Graflex SpeedGraphic 10 x 12,5 cm
Visuel 3 : California and the West par Charis Wilson et Edward Weston
Visuel 4 : Carl Chiaranza, Landscapes of the Mind (1988)
Visuel 5 : Minor White - Rites and Passages
Visuel 6 : Robert Haiko, Minor White, 1973
Visuel 7 : White Mirrors
Visuel 8 : White Window Sill Day dreaming

Pour en savoir plus sur l'auteur de cette rubrique :

Bruno Chalifour
www.brunochalifour.com
Voir aussi stage aux Rencontres d’Arles 2008 :
www.stagephoto-arles.com/index.php/page/fr/stage/39



Au service de la photographie depuis 2001