La photographie de paysage américaine au 20ème siècle

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Par Bruno Chalifour

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La tradition

La photographie, une invention technologique du XIXe siècle, a accompagné la découverte et la création des États Unis d’Amérique « continentaux ». Des photographes furent intégrés aux missions de reconnaissance géologiques et cartographiques dès la fin de la Guerre de Sécession (1865) et en ramenèrent les images qui informaient le gouvernement américain de l’apparence du territoire qu’il avait à gérer. Ainsi, très tôt, un peu à l’image de la Mission Héliographique de 1851 en France, mais avec des applications beaucoup plus poussées, les images photographiques sont profondément liées aux décisions politiques du moment. Rapidement, l’expansion, voire le projet capitaliste et impérialiste, de l’économie américaine, ses intérêts privés et colonisateurs aux dépends des populations autochtones, se servit des photographies de l’ouest et du sud-ouest, régions alors désignées comme « Nouveaux Territoires » car alors non intégrés en tant qu’états à part entière, pour provoquer une migration de la vague d’immigration en provenance d’Europe vers ces destinations. Ce vaste mouvement de population justifiera la confiscation de territoires indiens, provoquera les Guerres Indiennes, l’expansion inégalée des compagnies de chemins de fer et de l’industrie sidérurgique, et la création d’immenses fortunes telles celles des Morgan et Carnegie. Au-delà de ses liens avec les pouvoirs politiques et économiques, très interdépendants avec une prédominance certaine accordée aux deuxièmes aux États Unis, la photographie de paysage va également participer à la création de l’espace religieux voire mythologique et certainement éthique. La photographie prise en 1873 par Henry Jackson, alors membre d’une mission officielle géologique dans ce qui deviendra l’état du Colorado, illustre ce point. Elle décrit une montagne offrant au spectateur son flanc marqué d’une double saignée perpendiculaire comblée par la neige contrastant en blanc sur fond de rocher gris sombre et formant une croix chrétienne. La montagne sera baptisée en anglais Mountain of the Holy Cross, ou montagne de la Croix Sacrée, une preuve s’il en fallait que « ceci est notre territoire » (this land is our land) et que ce territoire a été choisi par un dieu chrétien pour une population chrétienne. L’ouest américain est d’ailleurs peuplé de lieux rebaptisés de références bibliques par les colons européens. Dès sa naissance la photographie de paysage américaine est donc loin de se définir en un trope neutre, purement topographique. Des années 1920 aux années 1980, l’œuvre d’Ansel Adams ne fera en fait que prolonger ces préoccupations identitaires s’affirmant par le contrôle et l’exploitation du territoire à des fins diverses et contradictoires, en y ajoutant celles de protection d’une nature, d’un « Jardin des Dieux » décrypté comme un jardin du dieu chrétien. Adams, via le Sierra Club, intercédera efficacement auprès du gouvernement américain pour la création des parcs nationaux.

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L’approche « adamesque » de la photographie de paysage, tant technique (noir et blanc, chambre photographique grand format, exposition et développement du film en fonction du zone system également codifié par Ansel Adams et ses disciples), qu’esthétique et éthique continue de faire des émules, à peine écornée de nos jours par la révolution numérique. Elle se voit prolongée au niveau vernaculaire à travers tout le pays par les pratiques des milliers de membres de clubs photographiques, d’associations pour la protection de l’environnement, de la nature et des parcs. Ces préoccupations et pratiques sont illustrées et renforcées chaque année par la publication de maints calendriers et livres copieusement illustrés de photographies couleurs du territoire du pays qui assurent l’existence économique d’une photographie de paysage traditionnelle professionnelle. Aux photographies dite « humaniste » (reportage humain) ou créatrice françaises pratiquées en photo club–les concours et expositions de la fédération des clubs photographiques ou le festival de Royan en sont des exemples certains même si critiqués–correspond une photographie des associations, clubs et groupes américains largement orientée vers la photographie de paysage traditionnelle. L’impact culturel de ces pratiques est profond : régulièrement questionnés sur les photographes qu’ils connaissent en préalable de stages tous publics et de cours universitaires donnés par l’auteur de cet essai tant aux États Unis qu’en France de 1976 à 2009, les participants français mentionnent Doisneau ou Cartier-Bresson, les participants américains, toutes générations comprises, sont unanimes à ne citer, pour la grande majorité, qu’un seul nom : Ansel Adams (1).

La déviation pictorialiste

Dans les 20 dernières années du XIXe siècle, plusieurs groupe de photographes européens questionnaient l’avenir du medium et plus particulièrement son statut parmi les beaux arts. L’invention en 1888 du « Kodak » par George Eastman rendait la prise d’images si simple qu’il suffisait d’appuyer sur un bouton et la compagnie Eastman se chargeait du reste (décharger l’appareil, développer le film, tirer les épreuves, recharger l’appareil et le renvoyer avec les tirages à leur propriétaire). La photographie devenait vernaculaire et il était urgent pour certains dont les pratiques alliaient précision, manipulations complexes, et esthétiques sophistiquées, de se démarquer de la populace. Certains au sein même de ces groupes aspiraient à un statut d’artiste à part entière et pour ce faire tenaient aussi à se démarquer des pratiques artisanales trop axées sur l’aspect technique du médium et moins sur le développement d’une esthétique avant-gardiste. Cette approche se verra prolongée avec d’autres moyens et modalités bien au-delà de la période considérée dans ce paragraphe.

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La première manifestation structurée de cette tendance apparut en Angleterre sous la forme d’un groupe qui se dissocia des pratiques jugées trop conservatrices de la Royal Photographic Society. C’est ainsi que ce forma en mai 1892 la Brotherhood of the Linked Ring sous la houlette de Henry Peach Robinson. Cette « confrérie » trouva un écho à New York en la personne d’Alfred Stieglitz alors secrétaire du Camera Club of New York et rédacteur en chef de sa revue American Amateur Photographer qui devint, en 1893, année où Stieglitz est invité à devenir membre de la Linked Ring, Camera Notes. En février 1902, Stieglitz quitte le Camera Club et fonde l’antenne américaine de la Linked Ring, la Photo Secession par laquelle il veut définir et asseoir une photographie résolument artistique et américaine (2).
Contrairement au mouvement traditionnaliste vu plus haut, les photographes de la Photo Secession s’attachent plus à la facture d’un tirage, aux caractéristiques d’une intervention manuelle qui fait de chacun un objet unique et précieux, à son aspect “pictorial” (visant une similitude avec les arts picturaux traditionnels tels que la peinture). La facture et l’apparence du tirage sont plus importantes que son sujet. Parce que le mouvement est essentiellement recentré sur les villes de New York et Philadelphie, la divine nature fait place à l’espace urbain. New York devient un sujet paysagé privilégié par défaut et on assiste à une nette cassure dans la photographie de paysage entre côte est et côte ouest.

En 1907 Stieglitz prend une photographie du haut du pont du paquebot qui l’emmène vers l’Europe, regardant les occupants du pont inférieur. The Steerage, la photographie réalisée par Stieglitz ce jour-là, descriptive, directe annonce la prochaine étape esthétique de l’histoire de la photographie américaine, une étape qui réhabilitera la photographie de paysage et la portera à un de ses sommets. Il faudra cependant attendre le travail d’un jeune protégé de Stieglitz, Paul Strand, pour que le pas soit franchi.

Le recentrage sur la réalité, la vie, et les spécificités du médium : la photographie « pure » ou Straight Photography.

Le paradoxe est que les tournants qu’allait prendre la photographie américaine en cette première moitié du XXe siècle et qui lui permirent de se dégager de l’ombre européenne et de s’affirmer en tant qu’art nouveau et totalement américain, influençant à son tour les pratiques européennes de la deuxième moitié du siècle (le dernier quart même pour ce qui est de la production de photographie de paysage en France) sont générés par l’avant-garde européenne dans les arts : Picasso, Braque, Brancusi (exposés en avant-première par Stieglitz dans sa galerie de new-yorkaise), Rodchenko et l’avant-garde russe, la Nouvelle Objectivité allemande. Le Bauhaus s’ajoutera à ses modèles une fois que les Nazis l’auront expulsé et qu’il se sera établi à Chicago sous la direction de Moholy Nagy. En réaction contre le Pictorialisme et la première guerre mondiale, le réalisme s’impose. Les années 1920 et 1930 voient tour à tour Walker Evans revenir de Paris imprégné de l’esthétique d’un Flaubert qu’il étudie et même traduit, Berenice Abbott ramener de la capitale française l’œuvre d’un Eugène Atget quasi inconnu dans son propre pays en dehors du cercle surréaliste, et une vague d’immigration d’artistes chassés par la montée des divers totalitarismes. Abbott va consacrer une partie de sa vie à diffuser les paysages urbains et périurbains d’Atget, véhiculant une atmosphère d’étrange détachement et pseudo-objectivité documentaire qui ne manquera pas d’influencer de nombreuses pratiques surtout après leurs intégrations dans les différentes éditions de la seule histoire de la photographie utilisée dans les universités des années 1950 à 1980 signée Beaumont Newhall. Les efforts d’Abbott se verront couronnés à la fin des années 1960 lorsque le département du musée d’art moderne de New York alors dirigé par John Szarkowski cédera à ses arguments et à ceux du galeriste Julien Levy et fera l’acquisition de l’ensemble d’un fond Atget maintenant jugé inestimable.

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La nouvelle voie de la photographie de paysage viendra cependant avec Paul Strand fortement influencé par les œuvres de « Picasso, Matisse, Braque, Léger,… » (3). Ses productions des années 1915 et 1916 tendent à l’abstraction. Dans les années qui suivront, que ce soit en Gaspé (1929-36), au Nouveau Mexique (1930-32), en Nouvelle Angleterre (1945-46), en France (sa patrie d’adoption à partir des années 1950), à Luzzara en Italie (1953), aux Hébrides (1953-54) ses paysages deviennent directs, frontaux, d’une clarté et précision extrêmes comme tachant de percer la surface des choses. Techniquement il emploie les moyens de la photographie dite « pure » ou encore « directe » qu’il définit avec Edward Weston et son fils Brett, Ansel Adams et leurs émules en nombre croissant … : utilisation d’une chambre grand format produisant des négatifs 20x25 cm, développement à vue des négatifs pour un meilleur contrôle de leur tonalité, tirage par contact sur du papier photographique à surface brillante pour un meilleur rendu des luminosités, contrastes et détails. Le format des épreuves finales est donc celui des négatifs : 20 cm x 25 cm et le demeurera jusqu’aux années 1970 (4). Edward Weston dans ses Daybooks (5) et ses conférences précisera les raisons d’une voie esthétique qu’un Strand, plus taciturne, avait montrée. Lui aussi, en 1928, compare ses natures mortes à des Brancusi (6) mais ajoute dans un texte daté du 6 mai 1929 (7) :  “The word beauty used by an artist simply indicates that the essence of the object has been seen, understood, or put down in his medium. […] I say,–subject matter is immaterial–the approach to the subject, the way it is seen and recorded is the critical test of a worker”, [le mot “beauté” utilisé par un artiste indique simplement qu’il a perçu l’essence de l’objet considéré, qu’il l’a comprise et exprimée avec le médium qui lui est propre [..] j’affirme que le sujet lui-même est sans importance, ce qui compte c’est l’approche du sujet, la façon de le considérer, de le voir, de le rendre. C’est là que réside le défi pour l’artiste–BC] insistant sur une quête pour une vision artistique individuelle qui se situe au-delà de l’apparence des choses, dans un espace où « honnêteté », beauté et vérité se confondent. L’honnêteté mentionnée est celle de l’artiste relayé par l’apport technique de l’outil photographique : “I want the stark beauty that a lens can so exactly render, presented without interference of ‘artistic effect.’ Now all reactions on every plane must come directly from the original seeing of the thing […]” (15 mars 1928) (8) [je recherche la beauté brute que l’objectif de l’appareil photographique peut si bien rendre ; je veux que cette beauté soit représenté sans l’interférence « d’effets artistiques ». Toutes les réactions du photographes, sur tous les plans doivent avoir pour origine la perception même des choses que le photographe en a au moment de la prise de vue–BC] Weston énonce déjà une conception de l’acte photographique et de la signification des choix formels du photographe que l’on retrouve, exacerbée, dans l’œuvre d’un Minor White dans les années 1950-60. Il ajoute : “The intuitive understanding and recognition relating obvious reality to the esoteric must be then confined to a form within which it can burn with a focused intensity.” (9) ; plus loin : “art is a way of seeing, not a matter of technique” (10), [l’art est une certaine façon de voir, une vision, pas une question de technique] une phrase qu’un Walker Evans pourrait faire sienne.

Bruno Chalifour, 2009.

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(1) Résultats confirmés en 2008 et 2009 par des questionnaires distribués lors d’une douzaine de stages de 2 à 8 semaines donnés à Community Darkroom (association, Rochester, NY), de la fréquentation du club « Camera Rochester », de cours de licence en histoire de la photographie et photographie contemporaine donnés à l’université de SUNY Buffalo, de stages aux Rencontres d’Arles, et de participation à divers groupes photographiques français « physiques » ou sur internet.

(2) Voir à ce sujet Photography As a Fine Art de Charles Caffin (Doubleday, 1901) republié en facsimilé par Amphoto en 1972.

(3) Paul Strand cité par Sarah Greenough dans Paul Strand: an American Vision (National Gallery of Art / Aperture, 1990, p.36).

(4) La plupart des tirages de l’exposition New Topographics en 1975 prend encore ce format comme reference, y compris ceux d’un Lewis Baltz qui utilize pourtant du film 35 mm… mais haute resolution pour une definition proche de celle des négatifs grand format.

(5) Newhall, 1973 : Nancy Newhall, The Daybooks of Edward Weston. Vol.II: California, New York, 1973.

(6) Newhall, 1973, p.43.

(7) Newhall, 1973, p.121.

(8) Newhall, 1973, p.147.

(9) Newhall, 1973, p.151.

(10) Newhall, 1973, p.156.

 

Références des illustrations :

Visuel 1 : Canyon de Chelly panorama of valley from mountain par Ansel Easton Adams
Visuel 2 : The Tetons and the Snake River par Ansel Easton Adams
Visuel 3 : The Steerage by Alfred Stieglitz
Visuel 4 : The White Fence par Paul Strand

Pour en savoir plus sur l'auteur de cette rubrique :

Bruno Chalifour
www.brunochalifour.com
Voir aussi stage aux Rencontres d’Arles 2008 :
www.stagephoto-arles.com/index.php/page/fr/stage/39