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Le monde du bout... II

 

Le monde du bout du monde II

par Jérome Bar

Sur la route

J'ai toujours gardé un silence embarrassé lorsque, au retour d'un voyage, on me demandait de m'expliquer sur les raisons de ce voyage, sur ce qui me poussait à partir, à explorer de lointaines contrées. Je racontais les gens croisés sur la route, le goût unique des mangues, les heures de bus, le vertige des grands espaces … sans répondre à la question qui m'était posée. Au cours de ces trois semaines de voyage sur les routes du nord de l'Argentine, j'ai pris le temps de me poser la question : " Qu'est ce que je fous là ? "

Un beau matin de janvier ensoleillé, armés de notre atlas routier, nous nous sommes mis au volant de notre Ford Escort immatriculée RYO 406. En route. Lors des premiers kilomètres d'un long voyage, il y a une sorte d'ivresse de liberté comme un trop plein d'oxygène. La route agit, d'une certaine manière, comme l'alcool provoquant une douce ivresse, une gueule de bois lorsque l'on en abuse et toujours une forte dépendance. Nous avons passé des heures sur les routes, parcourant 6000 kilomètres en quatre semaines. Et, chaque fois que nous devions reprendre la route, après deux ou trois jours de vie sédentaire, nous avons éprouvé cette ivresse. Très vite, la voiture est devenu pour nous un nid, un cocon. Parfois même, il nous est arrivé de l'appeler par son petit nom, Ryo, de la maudire lorsqu'elle défaillait ou de l'encourager sur des pistes défoncées ou dans des côtes prononcées. Elle nous a permis de faire de chouettes rencontres, étudiants ou paysans pris en stop, et trop nombreux mécaniciens croisés en cours de route ! Lors d'une panne électrique, nous avons passé des heures dans une gomeria (endroit où l'on change les pneus), sur le bord de route en pleine campagne, sous un soleil de plomb, à boire du maté en compagnie d'un électricien qui nous a changé le régulateur de voltage. Cette après-midi là figure, au côté de visites plus " prestigieuses ", parmi mes meilleurs souvenirs de ce voyage.

Partis de Buenos Aires en direction du Nord, nous sommes passés par les provinces de Entre-Rios et Corrientes avant d'atteindre Missiones, la province la plus tropicale et la plus forestière d'Argentine, à la frontière du Brésil et du Paraguay. Je voulais retrouver les forêts tropicales humides que j'avais connues au Vietnam et on nous avait vanté, à maintes reprises, les Chutes d'Iguazu. Nous n'avons pas été déçu. Je ne saurais pas vous en dire plus, je n'ai jamais su raconter les paysages. Je vous laisse apprécier.

Après une semaine tropicale, chaude, humide et moustiqueuse, nous sommes repartis en direction de la pampa puis des Andes. Nous avons traversé de grandes étendues de plaines. Nous avons suivi sur plus de 1000 kilomètres la course des nuages avec pour seules distractions les traversées d'animaux (vaches, chevaux, chiens), le vol des oiseaux et les irrégularités de l'asphalte. Parfois, nous traversions un pueblito où notre seul contact avec les autochtones se limitait aux employés de la station service ou à la serveuse d'une cantine glauque dans laquelle trois malheureux pèlerins se passionnaient pour la série du moment ou le match de foot à la télé.

A Salta, commence un autre voyage. L'architecture coloniale de cette ville cerclée de montagnes, sa population plus métissée, bien plus colorée, nous promettait une autre Argentine, celle de l'altiplano, à près de 4000 mètres d'altitude, proche du Chili et de la Bolivie. Après 200 kilomètres de route et de pistes, suivant les voies du Tren de las nubes, nous sommes arrivé à San Antonio de los Cobres, dernier pueblo de taille importante avant les grands déserts de sel et la frontière chilienne. Le village est traversé par une voie principale bordée de comedores. Les visages cuivrés des enfants nous suivent alors que nous cherchons une pension pour passer la nuit. Alors que les petits argentins sont dans leur immense majorité en congé, les grandes vacances sont ici déplacées aux mois de juillet-août, lorsque la neige limite les déplacements. Le soir, lorsque les enfants ont déserté les rues, les adultes se rassemblent autour des rares foyers d'animation du village, une cantine et un petit magasin qui passe en boucle une cumbia, musique entraînante des esclaves latino-américains. La population est hétéroclite et mêle quelques touristes (assommés par l'altitude !), des couples de sortie, les alcooliques du village… Le lendemain, réveillés à 6h30 par l'abuela (grand-mère)  qui tient la pension, nous quittons le village alors que le soleil illumine les sommets de plus de 5000 mètres qui domine le plateau. Nous avons presque 200 kilomètres de piste à faire pour rejoindre la vallée en passant par Salinas Grandes, un désert de sel. En cours de route, nous croisons un cycliste, une marcheuse, une estancia et un minuscule village (le seul) installé sur les rives du désert de sel et dont l'église domine des cases de torchis. Plus loin, sur la saline, nous rencontrerons de pauvres bougres, aux visages brûlés par le soleil et le sel, travaillant dans des conditions inhumaines à l'exploitation du sel pour quelques pesos.

Nous redescendons par la vallée des sept couleurs vers la quebrada d'Humahuaca qui, à travers des paysages fabuleux, mène à la frontière bolivienne. Après une nuit à Tilcara, village occupé par de jeunes hippies bien plus occupés à consommer qu'à imaginer un monde hors des griffes du néo-libéralisme sauvage, nous nous installons pour trois jours à Humahuaca. Dernier gros village avant la frontière bolivienne, c'est le siège d'une vie culturelle et économique importante. Nous y rencontrons, contrairement à d'autres lieux où le tourisme est la mono-culture locale, de " vrais gens ". Au marché, dans les magasins, dans les rues, dans les comédores, nous rencontrons des gens venus de tous les villages du département pour faire leurs courses, réparer une paire de chaussures ou boire une bière entre collègues. Cette vie quotidienne, qui tranche avec les paysages spectaculaires ou les monuments touristiques rencontrés jusqu'alors, nous enchante.

Lorsque nous quittons Humahuaca, nous tournons les talons à la Bolivie, pour reprendre la route de Buenos Aires. Nous prolongeons notre séjour andin par Cafayate, importante région viticole, avant de redescendre sur Tucuman. Là, nous prenons un grand coup de crise, par surprise ! Nous ne nous attendions pas à trouver la ville dans un tel marasme économique. Magasins fermés, absence presque totale d'effectivos (argent en pesos par opposition aux bonos émis par les provinces), dépression ambiante palpable. La chaleur d'une mère, compromise dans le développement des liens sociaux de son quartier, avec qui nous avons passé de longues heures à parler du pays, nous a fort heureusement réconcilié avec Tucuman, jardin de la république décadant et siège de la signature de l'indépendance argentine.

Puis ce fut le retour à Buenos Aires, la fin d'une errance motorisée, par les sierras cordobès et Cordoba capitale. Pour la première fois, je n'ai pas eu le plaisir du voyage en bus, en taxi-brousse ou en train avec son cortège de rencontres, d'imprévus, d'attentes. Nous avons certainement rencontré moins de gens. Nous en avons cependant rencontré d'autres, plus loin, dans des endroits inaccessibles en transports collectifs. Nous avons aimé certains lieux, d'autres moins.

Quand à la question de savoir ce qui me pousse à voyager, j'ai désormais des éléments de réponse. Ce que je cherche en voyage, c'est l'émerveillement du quotidien, c'est la rencontre de ces gens à la vie rude, presque ascétique, que nous avons croisé sur l'altiplano ou une discussion animée, sur un coin de table, dans un café de Tucuman. J'attends du voyage qu'il soit une fenêtre (sur le monde et les autres) et un miroir (dans lequel, je puisse faire le point). En effet, au cours de ces trois semaines, j'ai aussi traversé des paysages intérieurs changeants. Nous nous sommes successivement enthousiasmés, interrogés, disputés, ennuyés…J'attends d'un voyage qu'il me fasse et me défasse, qu'il me permette tout à la fois de dénouer des nœuds qui m'encombrent ou de tisser de nouveaux liens, de nouveaux objectifs. Comme l'écrit Raymond Depardon dans son bouquin " Errance " : " J'ai le pressentiment que quelque chose ne sera plus comme avant. C'est peut-être la vraie définition de l'errance, de sa quête, avec sa solitude et sa peur. C'est le désir que je cherchais, la remise en cause, pour aller plus loin, au centre des choses, pour faire le vide autour de moi. Je me dois de me laver la tête… (…) Je suis enfin libéré, j'avance vers autre chose, et l'errance est le passage. Je vais vers mes désirs comme un automate, sans états d'âme, heureux d'être enfin dans le présent (…) Si je suis passé par des moments de colère, de découragement, de joie, d'incroyable enthousiasme, j'ai aussi connu des moments ordinaires, sans performances, portant mon regard sur les choses d'une manière la plus naturelle, la plus banale, la plus quotidienne possible. C'est cela que je voulais en fait. C'est un peu ça l'idée de l'errance : qu'il n'y ait plus de moments privilégiés, d'instants décisifs, d'instants exceptionnels, mais plutôt une quotidienneté ".

Buenos Aires, 27 janvier 2003

Jérome Bar



Au service de la photographie depuis 2001