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A l'ombre des mirages

 

A l'ombre des mirages

par Stéphan Ferry

Quelque chose est troublant, décidément. A parcourir ces terres désolées, harcelées par le vent, brûlées par le Soleil, on en viendrait à se convaincre qu'elles ont autrefois porté la silhouette décharnée et fragile du cavalier à la triste figure : le fameux don Quixote. Un paìs pareil ne peut engendrer que des spectres de sa trempe, pourrait-on penser. L'âpreté du climat brouille les sens il est vrai ; rend vraisemblable la chimère.
Le vent ne cesse de piauler. A longueur de journée et sans doute toute la nuit durant. Il ne laisse jamais l'esprit en repos et en même temps qu'il piaule, il pétrit perpétuellement un nuage de poussière ocre ; charrie parfois de ces buissons de créosote qui passent leur temps à rouler faute d'avoir mieux à faire.
Un désert cultivé, avec pour seule fumure la sueur des hommes. Ainsi pourrait se résumer la Mancha si un certain Cervantès n'en avait fait le théâtre d'aventures extravagantes. Quatre siècles n'ont pas suffit pour atténuer l'aura du roman : don Quixote est omniprésent. On le retrouve sur une petite place de Belmonte, caché dans un bouquet d'arbres, implorant les faveurs de Dulcinea sur la plaza Juan Carlos I d'El Toboso, surveillant un carrefour à Campo de Criptana ou encore défiant les collines de Puerto Lapice, non loin de la venta qui porte son nom. Partout des statues suggèrent que le mythe n'est pas dépourvu de fondement ; que le chef d'œuvre de Cervantès s'est largement inspiré d'un personnage authentique, magnifique autant que fou.
A bien y réfléchir, don Quixote a peut-être réellement existé. Sans doute se trouve-t-il une sépulture à son nom, quelque part dans cette immensité aride. Et si personne n'a encore identifié son tombeau, faut-il nécessairement en conclure que le célèbre cavalier n'est qu'un songe, un héros de papier ?
A ce propos, quelle est cette ombre longiligne qui danse là-bas dans une brume de chaleur ? Et cette forme massive à côté, ne serait-ce pas… ?
A y regarder de plus près, il ne se trouve là qu'un vieux pin malade et un tracteur chargé de pastèques. Décidément, le Soleil et le vent grèvent dangereusement ma raison.
A l'est de la Mancha, l'autoroute Valencia-Madrid progresse à travers les réserves de chasse et les cultures moribondes. Ici, l'horizon est mobile : il ondoie dans les brumes de chaleur. On aperçoit quelques bâtiments agricoles depuis la route. La plupart sont rendues à l'état de ruines. La dépouille d'un camion, abandonnée sur une proéminence rocheuse, indique au voyageur qu'il s'apprête à pénétrer en territoire hostile.
A Belmonte, je découvre mon premier moulin et j'en conçois une certaine excitation. Il faut gravir un méchant chemin pour parvenir jusqu'à lui et, du haut de la colline, je distingue une ombre chinoise qui est celle du château ; témoin des exploits de don Quixote. Le pauvre moulin est quant à lui dévasté. Ses ailes gigantesques gisent à terre, brisées. Il semble avoir été victime d'un incendie. Au pied de la colline s'étend le village : modeste et paisible bourg que seule anime une jeunesse turbulente. Ailleurs, des champs à perte de vue.
Le château surplombe lui aussi la vallée. Ses remparts crénelés dégringolent de la colline et s'en vont se perdre dans les habitations. Extérieurement, la forteresse est imposante et, par certains côtés, majestueuse. Pourtant, à peine le porche franchi, il faut bien se rendre à l'évidence que ce lieu est dans un état de décrépitude avancé : les huisseries gauchies, les murs couverts de graffitis, les boiseries en fin de vie.
Le chemin de ronde offre pour sa part un très large panorama sur trois cent soixante degrés de rien. Quelle splendeur que ce rien ! Vraiment !
Au pied des murailles, la rocaille et la poussière. A peu de distance du château, on distingue encore la crête piquetée de pins d'une colline voisine. L'endroit idéal pour une halte après une journée de selle, pensé-je.

"Nos aventuriers n'avoient pas été long-temps en repos, que don Quichotte, éveillé par un peu de bruit qu'il entendit derrière lui, se leva comme en sursaut, et regardant du côté que venoit le bruit, il entrevit deux hommes à cheval, dont l'un, se laissant couler de la selle en bas, dit à l'autre : Mets pied à terre, et ôte la bride à nos chevaux ; il me semble que voici de l'herbe fraîche ; et le silence et la solitude de ce lieu sont tout propres à entretenir mes amoureuses pensées. Ayant dit cela, il s'étendit à terre, et fit juger à don Quichotte, par le bruit de ses armes, que c'étoit un chevalier errant. Notre héros s'approcha aussitôt de Sancho, qui dormoit, et après l'avoir tiré par le bras pour l'éveiller : Ami Sancho, lui dit-il tout bas, voici une aventure."

A une quinzaine de kilomètres au sud ouest de Belmonte, Mota del Cuervo se signale par une grappe de moulins, visible de très loin. Sur place, un panneau rouillé stipule "Molinos de viento". Sage précaution, car à cheminer dans cette décharge sauvage, on pourrait être saisi par l'envie de rebrousser chemin, de peur de l'avoir perdu. Au ciel, des guêpiers d'Europe et la nuée ocre du vent d'août. Par delà les immondices, derrière une rangée de pins, apparaissent enfin les moulins. De ces brasseurs de vent trapus qui, avec le déclin du jour, se travestissent en épouvantables géants.
Ce dimanche de canicule est marqué par la Llevada de la Virgen, événement qui clôture les fêtes patronales du village. Il est près de quatorze heures. Les anciens ont trouvé refuge sur les bancs ombragés de la plaza Mayor ; une fanfare se met en marche et se dirige en musique vers la iglesia parroquial San Miguel Arcàngel. Venant de tous côtés, des gens affluent et se massent autour du parvis. Une messe se déroule en l'église.
A la première volée de cloches, la foule relâche quelque peu son étreinte sur le parvis et livre passage à la très sainte Vierge. Parée de ses plus beaux atours, elle est juchée sur un brancard porté à épaule d'homme. Non qu'elle soit souffrante, mais ainsi rend-t-on hommage à la mère du Christ en ces contrées : en la faisant voir à la population entière, dans toute sa majesté.
Après un bref silence, la fanfare reprend son office en même temps que le clocher, et le cortège se met en branle dans le fracas du bronze et du cuivre et des applaudissements. La sainte procession parcourra ainsi une bonne partie du village, comme me l'apprennent deux petits vieux postés à un carrefour.
Le petit peuple de Mota del Cuervo emporte le brancard avec un empressement suspect, comme s'il s'agissait d'un butin conquis de manière peu avouable. La vierge tangue sur le dos des hommes, à hauteur de balcons.

"Je n'ai qu'une parole à dire, repartit don Quichotte : c'est que tout-à-l'heure vous mettiez en liberté cette belle dame, dont l'air triste et les larmes font assez connoître que vous lui avez fait quelque outrage, et que vous l'emmenez malgré elle ; pour moi, qui suis venu au monde pour empêcher de semblables violences, je ne puis consentir à vous laisser aller que vous ne lui ayez rendu la liberté qu'elle souhaite.
Il n'en fallu pas davantage pour faire connoître à tous ces gens que don Quichotte étoit fou, et ils ne purent s'empêcher de rire du discours qu'il venoit de faire. Ces ris enflammèrent sa colère ; sans dire une parole il tire son épée et attaque les brancards."

La route qui conduit à Quintanar de la Orden est une interminable succession de vignes rases et d'oliveraies. Pas âme qui vive sur des kilomètres. Au bord de la N 301, le vent siffle sur les vestiges de la venta de don Quijote, immense bâtiment abandonné qui connut jadis des heures plus glorieuses. Face à la venta, une église solitaire émerge à peine d'un boqueteau de grands pins. Elle aussi paraît oubliée des hommes. Au carrefour, un panneau indique "El Toboso", le pays de Dulcinea la belle. Allons-y !
El Toboso semble le point de ralliement des âmes perdues. Ou pour mieux dire : le nord magnétique du néant. Un village éloigné de tout, comme livré au désert et à la solitude. Mais quelle solitude que celle de la Mancha !
La plaza Juan Carlos I , au centre du village, est une curiosité à elle seule : en vis à vis de l'imposante iglesia de San Antonio Abad se trouvent deux statues faites de lambeaux de métal représentant don Quixote agenouillé aux pieds de l'inaccessible Dulcinea. L'ensemble n'est guère élégant, mais bon. Tout au long de l'après-midi, des couples de jeunes mariés se succèdent pour se faire photographier auprès du légendaire duo, debout ou bien assis, mais toujours dans une amoureuse étreinte. De jeunes époux qui viennent parfois de très loin pour placer leur union sous le signe d'un amour à sens unique. Curieux. Mais bon... En l'église, les offices nuptiaux se célèbrent à un rythme effréné ; on se passe la bague au doigt à tour de bras. Tout juste a-t-on le loisir de procéder aux obsèques d'un pauvre diable, vite expédiées. D'autres bus sont arrivés pour d'autres noces et les nouveaux arrivants se précipitent invariablement sur les statues.
Plus tard dans la journée, deux japonais garent leur voiture de location sur la place. Ils font quelques pas pour se dégourdir les jambes puis se prennent mutuellement en photo devant don Quixote. Cela fait, ils remontent aussitôt dans leur auto et repartent comme ils étaient venus, souvenirs en poche, laissant les amants impossibles à la brûlure du Soleil.

"O princesse Dulcinée ! s'écrioit-il, dame de ce cœur esclave, vous m'avez fait une grande injustice en me bannissant de votre présence, et m'ordonnant avec tant de rigueur de ne me présenter jamais devant votre beauté ; souvenez-vous, illustre et unique dame de mes pensées, combien l'amour que j'ai pour vous me coûte de soins et de souffrances. Il continuoit cependant son chemin, s'entretenant toujours de ces rêveries et de mille autres pareilles, selon ce qu'il avoit lu dans les livres, dont il imitoit de son mieux le langage, et il étoit fort possédé de ces belles imaginations, qu'il ne s'apercevoit pas que le soleil était déjà bien haut, et lui donnoit si aplomb sur la tête, qu'il n'en falloit pas davantage pour lui fondre la cervelle, s'il en eût resté."

Tandis que j'errais par les ruelles blafardes d'El Toboso, en quête de je ne sais quoi, j'entendis hurler sur mes talons. "¡Oye chico!", vociférait-on. Personne d'autre que moi dans la venelle ; je me retourne donc. Une très vieille femme claudique jusqu'à moi, courbée sur une canne. Elle parle un espagnol édenté et nasillard qui me laisse malgré tout deviner qu'elle n'a plus toute sa raison. Elle est chenue, bancale et passablement acariâtre ; sa face est sillonnée de rides profondes, mais on perçoit encore qu'elle a pu être d'une grande beauté. Me vient soudain l'idée que je m'entretiens peut-être avec une lointaine descendante de l'intouchable Dulcinea ; aussi accordé-je une attention plus soutenue à son propos.
Elle désigne ce qui paraît être une porte de hangar, au bout de la ruelle, et tente de me persuader qu'il s'agit d'une maison et que cette maison, donc, qui fut à l'entendre celle de ses grands parents, était autrefois habitée par la femme de Juan Carlos. Elle dit encore que si ces maudits ingénieurs hydrauliques ne l'avaient pas roulée dans la farine, elle possèderait toujours cette demeure, mais que ses grands parents l'ont vendue à cause de l'électricité qu'il y avait dessous. Je réponds poliment et ne parviens à me soustraire au récit de sa vie qu'au prix d'une petite entorse aux bonnes manières. Ici le Soleil cogne davantage que n'importe où ailleurs.
El Toboso compte un peu plus de deux milles habitants. Il vaut mieux le savoir, car les rencontres ne sont ici guère légion. Des chiens errants oui, à foison, mais bien peu d'humains. Tiens ! Un groupe de femmes a entrepris de repeindre les grandes portes de l'église. En vue des prochains mariages sans doute. Les cloches sonnent à chaque quart d'heure. Il est vrai que l'on perd la notion du temps, retranché derrière des volets clos.
Un véritable palais se dresse dans la calle de don Quijote. Il porte aujourd'hui le nom de casa-museo de Dulcinea car on soupçonne que la noble dame qui vivait autrefois en ces murs inspira à Cervantès le personnage de Dulcinea. Rien à voir avec le hangar de tout à l'heure. Le lieu est agréable, doté d'un patio ombragé et d'un pigeonnier quasi-labyrinthique capable d'héberger pas moins de cinq mille faiseurs de fientes. Le corps de logis est quant à lui littéralement encombré d'antiquités plus ou moins contemporaines de Cervantès. Au dehors, les cloches de l'église toute proche s'efforcent une nouvelle fois, dirait-on, de tirer le village de sa torpeur, mais le timbre grêle qu'elles produisent est inopérant à remplir cette fonction, si jamais elle fut leur.
Un semi-remorque manœuvre périlleusement sur la place exiguë. Un chien aboie quelque part. Une mobylette passe sur le bitume en fusion.
La route du sud-ouest file vers Campo de Criptana. Une ligne droite de près de vingt kilomètres avec du désert à droite comme à gauche ; devant comme derrière. Le genre d'endroit où à peu près tout peut survenir, y compris les choses les plus inattendues. Comme cette famille qui surgit sans crier gare d'un sentier poudreux. Il y a là neuf ou dix personnes, du grand-père aux petits enfants, en passant par les parents, les tantes et les oncles. La scène n'aurait rien de véritablement remarquable s'ils n'étaient tous vêtus de maillots de bain. De ces vêtements que l'on porte habituellement à proximité d'un point d'eau quelconque ; grand ou plus modeste. Rien de tel par ici. Rien qu'un sentier rocailleux qui s'en va se perdre à travers les cultures et les ruines. Curieux.
Ailleurs, ce sont des chiens errants, à demi sauvages, qui déambulent sur l'asphalte brûlant, en quête de nourriture. Ils ne se soucient guère de la circulation : elle est anecdotique.
Enfin, sur l'horizon incertain de cet après-midi caniculaire, apparaissent les fameux moulins qui excitèrent le formidable esprit de conquête de don Quixote.

"Pendant cette belle conversation, don Quichotte et son écuyer découvrirent d'assez loin trente ou quarante moulins à vent, et d'abord que le chevalier les aperçut : La fortune, dit-il, nous guide mieux que nous ne le pourrions souhaiter : ami Sancho, vois-tu cette troupe de démesurés géants ? Je prétends les combattre, et leur ôter vie ; commençons à nous enrichir par leurs dépouilles, cela est de bonne guerre, et c'est servir Dieu que d'ôter une si terrible engeance de dessus la face de la terre."

Ils ne sont plus aujourd'hui trente ou quarante ces moulins, mais au nombre de dix, pieusement conservés sur les hauteurs de Campo de Criptana.
Au cœur du village, un Quixote échevelé, lance au pied, veille sur un carrefour. Un peu plus loin, voici Cervantès qui médite au-dessus d'une aile de moulin rompue. Vers le nord, un lacis de ruelles escalade la colline et mène aux moulins. Là, le vent reprend ses droits et avec lui la poussière. Un vent propre à tourmenter l'âme, qui hurle dans les ailes désormais immobilisées des moulins.
Les moulins de Campo de Criptana sont anciens. Certains étaient déjà sur cette hauteur du temps de Cervantès. Ils ont été inscrits au patrimoine national, sauvegardés en mémoire d'un mythe qui entendait les jeter bas. Quel étonnant retour des choses !
La N420 mène tout droit à Pedro Muñoz, et il faut alors prendre plein sud, jusqu'à Tomelloso, pour ensuite gagner Argamasilla de Alba. En chemin, j'aperçois des tracteurs occupés à travailler une poudre de terre qui passe son temps à tourbillonner en nuages denses. Un pont enjambe pudiquement la dépouille du Rio Zancara et, quelques centaines de mètres plus loin, un autre pont s'élève au-dessus d'une voie ferrée. La carte routière promet la "Estaciòn de Rio Zancara". Une vaste étendue de bâtiments aux toits éventrés et aux murs éboulés. Il y a sans doute bien longtemps que plus aucun train ne fait halte ici. Pourquoi cette gare figure-t-elle toujours sur les cartes alors ? Sans doute parce qu'elle continue d'être un point de repère ; une sorte de cairn monstrueux à l'usage des voyageurs.
Argamasilla de Alba fait un peu figure d'oasis au milieu de toute cette désolation. Ses rues, larges, sont bordées d'arbres vigoureux et touffus qui procurent un répit au feu qui règne partout ailleurs. Sur une petite place, une statue anodine s'avère être celle du Bachiller Samson Carrasco, célébrité locale qui donna la réplique à don Quixote. A peu de pas de là, une bâtisse délabrée et abandonnée menace ruine. Un panneau fixé au mur annonce fièrement qu'il s'agit de la maison du même Carrasco et précise que l'Etat est en passe de l'acquérir. Il est temps !

"Ce Carrasco étoit un petit homme d'environ vingt-quatre ans, maigre et pâle, mais de bon esprit et grand railleur : il avoit le visage rond, le nez camard, et la bouche grande, tous signes d'un esprit malin, et qui ne fait pas scrupule de se divertir aux dépens d'autrui. Sitôt qu'il vit don Quichotte, il se jeta à genoux devant lui, et lui demanda les mains de sa grandeur à baiser, en lui disant : Seigneur don Quichotte, par les ordres que j'ai reçus, vous êtes un des plus fameux chevaliers errants qui ait jamais été, et qui sera jamais sur toute l'étendue de l'univers."

Derrière la iglesia parroquia, la calle Cervantès mène à la Cueva de Medrano, l'antique prison de la ville, où Cervantès fut incarcéré pour quelque temps. A quel motif ? Affaire de mœurs ou fraude fiscale, les avis divergent. Toujours est-il qu'il fut emprisonné ici. Pour sûr ! N'est-ce pas ?
L'endroit est étriqué, moite et malodorant. En cela il remplit son office premier : celui de signifier à son hôte qu'il lui vaut mieux renoncer aussitôt à tout espoir de confort. Une table rustique et un tabouret constituent l'unique mobilier. Le couchage consiste en une paillasse de chanvre, posée sur une sorte de catafalque de pierres. Une maigre lucarne dotée de solides barreaux donne un peu de jour en même temps que le loisir de contempler le pas des hommes libres.
Le retour au grand air est une bénédiction, en dépit d'une température très élevée. Est-il possible de concevoir le sentiment de Cervantès au sortir de ce cachot ? Si réellement il y séjourna.
Tout semble énigme en cette Mancha. Un héros de plume dont on devine partout la présence ; des êtres de chair et de sang dont on perd la trace sitôt qu'on pense les avoir enfin trouvés. Les signes ont été dispersés par le vent sans doute, aux quatre coins de ce territoire inhospitalier. Ou bien légués à l'oubli. Un peu comme si l'auteur s'effaçait délibérément pour mieux donner vie à sa créature.
Et cette impression tenace : celle que don Quixote est véritablement un enfant de la Mancha. Un fou certes, mais un fils chéri de la Mancha éternelle. Bien davantage que sa folie ou que le ridicule de ses lubies, les manchegos mettent en avant sa bravoure et sa légendaire grandeur d'âme. Après tout, qu'importe qu'il fût complètement cinglé ? Il incarne suffisamment de valeurs chères à cette terre pour qu'elle se reconnaisse malgré tout en lui ; qu'elle en fasse l'emblème intemporel de son identité. Au fond, don Quixote est sans doute l'aïeul que bon nombre de manchegos voudraient pouvoir revendiquer. Et puisqu'il n'appartient au lignage de personne, il peut aussi bien s'inviter dans la généalogie de n'importe qui, jusqu'à celle du plus humble des humbles.
Les ruelles de ces petits villages n'ont jamais rendu le son du sabot de Rocinante, non plus que l'écho des discussions passionnées qu'entretenaient don Quixote et Sancho Panza, son fidèle écuyer. Elles l'auraient pu pourtant. Il eût pour cela suffit que le duo existât ; et puisqu'on en parle tant et tant par ici, c'est tout comme. Non ?
Alonso Quijano est un homme ordinaire. Il n'est doté ni de terres, ni de ces richesses qui le rendraient aussitôt inaccessible à l'affection populaire. Un homme simple, ivre d'ennui, qui se prit un jour à rêver d'aventures que nul avant lui n'avait osé former dans son esprit. Des exploits si extravagants qu'ils auraient dû lui apporter aussitôt une gloire sans borne. Perpétuelle. Au lieu de cela, don Quixote ne concentre sur sa personne que sarcasmes et moqueries ; humiliations et coups.
Alors pourquoi cet attachement ? Quel sens donner à la ferveur qui entoure le personnage depuis quatre cents années ? Un goût déraisonnable pour les causes perdues ? Peut-être après tout. Le respect dû à un homme qui est allé au bout de sa quête, envers et contre tous ? Sans doute. Une chose certaine : l'engouement ne doit pas grand chose à quelque intérêt économique. Les boutiques touristiques sont ici presque aussi rares que les touristes, et le plus souvent modestes. Qui donc serait assez fou pour mettre ses pas dans ceux de Rocinante ?
Pourtant, la Mancha se développe. Lentement, mais la marche vers ce que l'on nomme communément progrès est en cours. La CM 400 qui relie Argamasilla de Alba et Alcazar de San Juan, au nord, est un vaste chantier qui pue le bitume chaud. Des tronçons à double voie, des piles de pont qui attendent un tablier, des panneaux tout neufs : l'Etat construit une autoroute.
Comme ceux de Pedro Muñoz ou de Villafranca de los Caballeros, les abords d'Alcazar de San Juan ont été investis par des lotissements très laids qui donnent à penser que le monde civilisé n'est plus guère éloigné. Ce monde civilisé qui n'a plus le loisir de rêver ; qui s'abîme dans la quête d'un nouveau graal : le confort clé-en-main. Passons notre chemin.
A proximité d'Alcazar, le cerro de san Anton donne asile à quatre moulins rescapés. Une jarre énorme à l'entrée d'un sentier cahoteux proclame "Bienvenido ; Willkomen". Charmante attention. "Bon courage" eût été plus approprié.
Des grues à la sortie de Villafranca de los Caballeros. Des moulins, encore, en arrivant à Herencia. Gageons que don Quixote laisserait aujourd'hui les seconds en paix.
A l'approche de Puerto Lapice, le relief s'élève comme tout à coup et rompt la monotonie qui prédominait jusque là. Rien de véritablement réjouissant cependant dans le paysage, mais le changement concède une trêve à l'esprit qui n'en peut plus des platitudes sans fin. Les cultures sont parsemées de roues à godets qui permettent de récolter l'eau à la gueule des puits. Une ligne claire sur le massif montagneux : l'autoroute Cordoba-Madrid et par-delà l'échangeur, Puerto Lapice, enfin.
La rue principale est une longue ligne droite qui traverse le village du sud au nord. Le bourg ne manque pas de charme.
Bien que sa construction remonte seulement au XVIIIème siècle, la venta de don Quijote [encore une !], au centre du village, passe pour être l'auberge où fut adoubé le cavalier à la triste figure. Certains, à grand renfort de documents historiques, entendent prouver que la chose est impossible, eu égard à la non concordance des dates. Notons au passage que la démonstration n'a de valeur que dans la mesure où don Quixote a réellement existé. Car qui n'a point existé se soucie bien peu de vraisemblance.
Ici, dans cette venta, le touriste n'est pas à un anachronisme près. Il boit de la bière, il boit du vin, il déguste des plats typiques de la Mancha et, repu, s'en va soulager son portefeuille pansu dans la boutique à souvenirs. C'est ainsi.
Tiens ! Dans la pénombre de la grande salle à manger, quelles sont ces ombres qui dansent sur les jarres énormes ? Un serveur me toise. Non, je n'ai pas l'intention de passer commande. ¡Hasta luego señor!
Des mirages assurément.

"Je ne me lèverai jamais d'ici, valeureux chevalier, que votre seigneurie ne m'ait accordé un don que j'ai à lui demander, et qui ne tournera pas moins à sa gloire qu'à l'avantage de tout l'univers. Celui-ci, bien étonné de le voir à ses pieds et de s'entendre traiter de la sorte, le regardoit sans savoir que faire ni que dire, jusqu'à ce qu'il eût assuré qu'il lui accorderoit ce qu'il espéroit de lui. Je n'attendois pas moins de votre courtoisie, répondit don Quichotte. Le don que je vous demande et que vous me faites la grâce de me promettre si obligeamment, c'est que demain dès la pointe du jour vous me faisiez la grâce de m'armer chevalier, et que cette nuit vous me permettiez de faire la veille des armes dans la chapelle de votre château (…)"

En face de la venta, un don Quixote de tôle est posté au bord de la route, lance et regard dirigés vers le ciel trop bleu. Un couple s'est arrêté et l'homme s'est mis en tête de faire poser sa fiancée devant la statue. Il fait assaut d'astuces pour faire coïncider la démesure du Quixote de tôle avec le mètre soixante de sa compagne. Elle soupire au moment où il appuie sur le déclencheur.
Consuegra est le terme de mon voyage dans la Mancha, à une vingtaine de kilomètres au nord ouest de Puerto Lapice. Les rues sont vides et la chaleur est véritablement étouffante. Pour une fois, le vent a cessé de souffler et son absence est un supplice plus insoutenable encore que sa présence. Un cycliste passe et paraît surpris de me trouver au bord de la route. Il sourit je crois.
Non loin des arènes, des panneaux disent "Castillo" et "Molinos". A force de les suivre, je parviens à une route escarpée et sinueuse qui grimpe rapidement au-dessus de Consuegra. La colline est presque entièrement occupée par les moulins. Sur les treize qui se trouvaient là jadis, onze subsistent, certains dans un piteux état. Le château, massif, est quant à lui surmonté d'une grande grue qui est le seul signe tangible de la volonté de préserver ce site somptueux. Le sommet culmine à huit cent vingt huit mètres et domine les immenses et mornes plaines de la Mancha. Bon Dieu ! Mais quelles solitudes !
Face à ces étendues glabres et désolées, je me sens idiot, comme jadis sur les rives du Loch Ness, ou encore contemplant l'Euphrate, à Deir-ez-Zor, attendant je ne sais quoi. Ou plutôt si : une chimère qui jamais ne paraîtra. Mais qu'il est bon parfois de se sentir idiot !
Il est temps de lever le camp, avant de perdre la raison.
Sur le chemin du retour, je décide de faire halte à Alcala de Henares, ville natale de Cervantès, où j'espère en apprendre un peu plus long sur le créateur du mythe. La banlieue, avec ses édifices courtauds et brunâtres me donne tout d'abord des sueurs froides, mais le centre-ville a malgré tout conservé un peu de son charme ancien.
Alcala est en fête et proclame à l'envi qu'elle est fière d'être le berceau de Cervantès. Des banderoles sont déployées qui indiquent "IV centenario" : le quatrième centenaire de la publication du premier tome de don Quixote. Des cigognes planent par dizaines dans l'air du soir. Elles nichent sur le fronton des églises aussi bien que sur le toit de la antigua universidad.
Le soir on se bouscule sous les arcades de la calle Mayor. Les rues s'animent à mesure que décroît la chaleur. Quelques magasins ont ouvert leurs portes avec la nuit et, sur la plaza de Cervantès, se tient un petit marché nocturne. Là, parmi les stands, un vieil homme vante les mérites d'une édition de luxe de don Quixote. Un couple approche. Sur un podium, un orchestre s'est mis à jouer tandis que des jeunes femmes, dossards au dos, s'apprêtent à prendre le départ d'un improbable cent mètres sur un tronçon de rue vaguement interdit à la circulation. Les festivités se poursuivront jusqu'à une heure avancée de la nuit.
Le lendemain, en milieu de matinée, la casa natal de Cervantès ouvre enfin ses portes. Une petite cour intérieure pavée. A l'étage, des salles où s'entassent les antiquités et quelques éditions rares du Quixote. Au balcon, un cerbère en habits de femme scrute mes moindres faits et gestes. Je tente de la semer, en vain. Lassé d'être suivi, je cesse de circuler et la regarde dans les yeux. Elle me regarde la regarder dans les yeux et déploie négligemment un éventail qu'elle agite ensuite sous son nez. Ses petits ne doivent pas être loin…
Au-delà du portail de la casa natal, un banc public est l'objet d'un culte singulier. Rares sont les passants qui ne s'arrêtent pas pour y poser leur fondement, parfois pour une poignée de secondes. A chaque extrêmité du banc sont assises deux statues de bronze représentant l'une don Quixote et l'autre Sancho. Le premier semble engagé dans un discours véhément tandis que le second est occupé à découper une épaisse tranche de bon pain.
Par endroits, le bronze est luisant, usé prématurément par les caresses répétées des badauds. On saisit l'épaule de don Quixote ou celle de Sancho comme on donnerait l'accolade à de très vieux amis. On pose avec eux le temps d'une photo qui trouvera une bonne place dans l'album familial. Et on fait parfois la queue pour cela !
A côté de ce modeste banc, la statue de Cervantès, sur la place qui porte son nom, est presque anecdotique. Inaccessible, perchée au sommet d'une colonne qui la hisse au niveau des balcons, elle n'attire guère que la fiente des pigeons, cette pauvre statue.
Elle me remet en mémoire cet impressionnant moment de la plaza de España à Madrid. Juchés sur leurs montures, don Quixote et son acolyte caracolent sous le regard de Dulcinea et d'un vieillard usé, au seuil de la mort, qui semble poser un ultime regard sur ces créatures.
Et encore ce sentiment que Cervantès s'efface pour mieux prêter vie à don Quixote. Que le héros de la Mancha ne peut s'épanouir pleinement qu'une fois débarrassé de l'ombre du manchot de Lépante. De l'ombre d'un mirage.

Stephan Ferry
Septembre 2005.


Les extraits reproduits ici sont issus de Histoire de l'admirable don Quichotte de la Manche, de Miguel de Cervantès [traduction : Filleau de Saint-Martin], Delongchamps, Libraire-éditeur, 1825. Collection personnelle.


Au service de la photographie depuis 2001